28.11.07

Encre ici, Ab Dick...


Dans mon curriculum vitae, entre le ramassage des framboises et une parfaitement usurpée mission d'audit de communication interne, figure la mention "conductrice offset".
C'est un fait : j'ai su conduire une offset avant une voiture.
Juste retour des choses, ce tendre mastodonte prénommé AB Dick 350, de la fac de médecine, m'a conduite bien plus loin que je ne l'aurais imaginé, et notamment devant un Monsieur Maire.
Je n'y pensais pas (menteuse!) lorsque, dans les locaux de l'association des étudiants où j'allais exercer mes talents deux ans durant, j'écoutais gravement le démiurge maculé d'encre assortie à ses sourcils me donner mon premier cours d'anatomie roto-calcographique.
Car, sous ses airs de brute noire et carrée, une offset est une diplomate jouant subtilement sur tout une série d'attraction-répulsion, l'eau et l'encre grasse se rejetant mutuellement, la première se consolant avec l'aluminium, tandis que la seconde est absorbée par le cuivre. Le tout à un train d'enfer, car l'offset joue à tournez-manège huit mille fois par heure.
J'ai encore en tête la symphonie nocturne de la cérémonie d'imprimerie. Je reconnaîtrais partout le doux sifflement de l'aspiration de la feuille de papier, le glissement le long des rouleaux, le bruit de baiser poisseux de l'encre et l'atterrissage sec, immédiatement calé de l'exemplaire imprimé.
Tiens. J'étais partie pour vous raconter des choses drôles, le condisciple penché d'un peu trop près, et dont la barbe se coinça dans les rouleaux, l'immonde pâte à papier dans le réservoir d'eau qui résulta de ma première expérience en solitaire, et mon appel affolé à trois heures du matin, le journal étudiant en cambodgien Khmer,dont un courant d'air malencontreux mélangea la pagination, et dont nous ne pûmes, faute de traducteur, retrouver ni l'ordre logique, ni le haut, ni le bas, et que nous imprimâmes dans une totale confusion.
J'étais partie pour cela, et j'arrive à une vraie nostalgie de l'odeur d'encre, de ces nuits alternant somnolence et fièvre, quand le bruit d'une feuille "montée dans les rouleaux" nous faisait dégringoler du tas de ramettes sur lequel nous tâchions de grappiller un peu de sommeil avant de reprendre la journée d'hôpital. (Ah, le regard torve du chirurgien sur la ligne bleu-noir de nos ongles qui transparaissait sous les doubles gants et le mal que nous avions à le convaincre que l'encre d'imprimerie était on ne peut plus inapte aux germes clandestins!)
Le démiurge noirci comme un Vulcain est toujours là, et s'il a vieilli, si les ongles sont devenus propres, son poil est toujours sombre.
L'offset, belle au blanchet dormant, est au fond du jardin. Il l'a rachetée à l'association, n'ayant pas eu le coeur de s'en séparer. Depuis, elle nous suit. J'ai bien sûr grommelé devant la difficulté de la transporter lors de notre déménagement. Mais c'est assez facilement que je me suis laissée attendrir.
Ce n'est pas fréquent, un homme qui garde une telle fidélité à un souvenir de jeunesse d'une demi-tonne.

22 commentaires:

Anonyme a dit…

La chute est très drôle. Quoique... une demi-tonne !
– Le titre également.
– Ai-je dit le contraire ?

Tellinestory a dit…

ouais, une demi tonne, faut de la constance, hein? Mais elle est/a bien roulé!

l'âne Onyme a dit…

L'ancrage et l'encrage. J'en connais qui en parleraient des heures.
La beauté de la machine, son poids qui l'assied bien en terre et ses possibilités infinies de transmettre la pensée... Loin
C'est ce qu'il faut dans une maison : une machine offset.

Tellinestory a dit…

@L'âne: tu aimes Reggiani, Léotard, les ânes, le Petit Nicolas de Sempé, (pas du tout son aigre homonyme) ET les offset?
Dans mes bras!

Tellinestory a dit…

Dans la cale les pieds aux fers! le Petit Nicolas de Goscinny, illustré par Sempé, voulais-je dire...

Anonyme a dit…

Dans nos déménagements successifs nous conservons contre vents et marées, enfin les marées par ici ! bref nous conservons une antique Moto-Guzzi de 1981 sur laquelle il ne désespère pas de me fair grimper :) Au niveau poids, l'offset nous bat !

l'âne Onyme a dit…

C'est tout naturel d'aimer tout ça. Non ?
Et j'ai eu des amours (coupables, mais brèves) avec une Guyot Fourchault.. Je ne suis pas aussi fidèle.

Anonyme a dit…

@ L'âne, tu me désespères, les amours coupables seraient-elles idéalement brèves ? ;-)

@ Anita, un régal que cette histoire d'amour au volant d'une offset d'une demi tonne. Et on dit que les objets, du moins certains d'entre eux n'auraient pas une âme ? Ah mais oui, Nerval et son mystère d’amour au cœur du métal !
Respecte dans la bête un esprit agissant : ...
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
"Tout est sensible ! " - Et tout sur ton être est puissant !

Anonyme a dit…

Quel bel hymne à la machine et aux nuits partagées ! On en redemande, de l'odeur et de l'encre sous les doigts...

(oui, oui, le titre a son charme aussi !)

Anonyme a dit…

euh, l'anonyme, c'était moi ! j'ai oublié de signer...

l'âne Onyme a dit…

Locomotive d'or,
Aussi riche en pistons,
Aussi chargée d'essieux
Que de siècles un sépulcre,
Locomotive d'or,
Croqueuse d'un charbon
Plus fruité, plus juteux
Que l'est la canne à sucre,
Locomotive d'or
Et cet hymne là ?
Coupables et brèves ce n'est que pure coincidence

Tellinestory a dit…

Spéciale dédicace au Fan club des vieilles bécanes à guidon ou à volant:


"Je n'ai besoin de personne
En offset Davidson
Je ne reconnais plus personne
En offset Davidson
J'appuie sur le starteur
Et voici que je quitte la terre
J'irai imprimer en enfer"
Mais dans une quatre couleurs

Anonyme a dit…

j'avais moi aussi passé quelques jours parmis les feuilles empillées aussi haut que des gratte-ciel, dans cette ville où souffle un vent lourd et chaud dont l'odeur colle à nos narines. dans ce pays sauvages où les amazones… sont toutes des hommes. difficile de se faire remarquer en tant que petite souris de passage!

Brigetoun a dit…

superbe l'évocation - et tu as réveillé une petite nostalgie

Marianne a dit…

une demi-tonne de fidélité à ses principes et actions de jeunesse , quel plus bel hommage peut- on espérer ? On consomme , on jette vite et mal aujourd'hui , Ma doue beneget, un chouia privilégiée avec votre demi-tonne de souvenirs au fond du jardin .

Anonyme a dit…

Cela me fait penser à Virginia et Léonard Woolf créant leur maison d'édition, La Hogarth Press,imprimant eux-mêmes, chez eux, publiant Katherine Mansfield, TS Eliot puis Tchekhov, Rilke...

Anonyme a dit…

Je cite : "le journal étudiant en cambodgien" Moi qui fus de nationalité cambodgienne quelques jours, j'aurais écrit : "le journal étudiant en Khmère" mais bon.
Sinon, comme quoi une offset peut imprimer le papier comme la mémoire... Bises

Tellinestory a dit…

Ma foi, Martin, tu as raison. Faut dire que ces souvenirs datent de l'époque "touche pas à mon prote!" Bizaussi.


Samantdi: Maintenant, on a les ricochets des blogueurs! (tiens je le rajoute en lien, je m'aperçoit que j'avais oublié de le faire.)

Bridgetoun: déramer du papier, longuement... Tu quoque?

Diane: voui, entrer dans cet espace étroitement masculin, dernier rempart du machisme carabin fut aussi une fierté. (Et c'était aussi le projet de Vulcain.)

Marianne: Hummm, je suis pour l'abolition des privilèges. Je garde l'offset, mais Vulcain ne lisant que rarement ces pages et jamais les commentaires, je fourgue en douce et sans vergogne, 24 Mac de tous âges en état divers, une ronéo à alcool, une presse à imprimer, deux ou trois machines à écrire à toute personne désirant ouvrir un musée de la transmission des données écrites. Plus un stock de stylos périmés en guise de bonus.

Anonyme a dit…

Evidemment, évidemment, c'est un trésor de jeunesse que tu détiens là ! Quelle tendresse dans ce billet.
Ah sais-tu qu'un de mes frères achète de temps à autre des objets au service des Domaines : un vieux tracteur de 1949 par ex. juste pour le plaisir de le voir. Non ce n'est pas encombrant dans son jardin. C'est un tendre mon frère...
(Pour la moto chez Madeleine, je confirme, nous l'avons vue de nos yeux.Si).

Brigetoun a dit…

passagèrement, en des temps préhistoriques mais tu as réveillé des souvenirs

Encre a dit…

Quel beau ménage à trois vous faites!

Et puis, le fétichisme et l'ordeur de l'encre (encre de Chine ou encre d'imprimerie, on ne chipottera pas trop avec les détails), voilà des choses qui trouve tellement d'écho en moi ;)

Chaque fois que je me retrouve sur ton site, c'est toujours pour mon plus grand plaisir :D

Anonyme a dit…

Nous nous sommes rencontrés dans un lycée, c'est encore plus lourd à transporter comme souvenir! Nous avons nos photos, en habits de mariés, juste devant la porte d'entrée! C'est moins encombrant! J'aime beaucoup l'idée de cette machine que vous avez gardée, c'est très beau.