31.5.10

Dans le champ d'artichauts


Dans le champ d'artichauts, j'ai rencontré Jean. Après tout, les têtes étaient presque mûres et les dames, même aux allures respectables, sont peut être armées tout à la fois de couteaux et de mauvaises intentions.
Jean, en bon trégorois, eut la méfiance aimable et la politesse vigilante. Rapidement convaincu que je n'emporterais que des clichés, il laissa monter un plissement amical au coin des yeux et entama la placote. D'abord légère, météorologique et locale.
Pas banale, non, parce que celui qui a couru le monde m'étonne parfois moins que celui qui n'a pas bougé d'auprès de son arbre.
Je ne crois pas que Jean soit bavard par essence. Je ne crois pas non plus que je sois toujours fascinée par les fragments d'histoire des champs d'artichauts. Mais cela s'est noué comme ça, parce qu'on était bien installé le long du muret, parce que la lumière se faisait attendre. Il s'est mis à raconter et moi à écouter.
Les notices biographique sont toujours étrangement sèches et leur dureté serre souvent le cœur. Jean raconte, sans aucune espèce de plainte, le père mort en 39, la mère aux cinq enfants qui se remarie avec le paysan aux six encore petits, le travail de ferme qu'il découvre à 14 ans. Les longues tablées qu'il faut nourrir. L'artichaut n'était qu'une culture de subsistance et les finistériens n'avaient pas encore amené le chou-fleur. On cultivait la Fin de Siècle.
Et on mangeait ce qu'on cachait aux Allemands.

Il ne met pas plus de vantardise que de plainte à raconter comment il s'est engagé en trichant dans la résistance à 16 ans. Il dit qu'il y avait sans doute plus de désir d'échapper à la tutelle du beau-père casse-pied que d'héroïsme. N'empêche. Il désigne là la petite butte où les résistants avait essayé de bombarder le sémaphore. Candides, ils y avaient encerclé les Allemands en oubliant de leur couper le téléphone. Les autres sont venus les cueillir comme des fleurs. La fosse creusée sous la contrainte, le tir en rafale, les corps qui tombent.

Il dira ensuite combien de petites fioles d'éther on trouvait dans les fossés, combien ils étaient jeunes, ces meurtriers drogués dont la bouche fendillée brûlait.
Et l'œil de Jean, méditatif, flotte sur les contour de ce paysage qu'il connait par cœur.
Il ne sait pas comment finir et moi non plus. Nous revenons à des phrases tempérées. Nous n'oserons pas poser les vraies questions ni donner les vraies réponses.
("Est-ce que cela compte, ce que je vous ai raconté?
-Oui. Pas comme pour vous. Mais oui.
-C'est de l'histoire ancienne, si ancienne.
-Mais vous l'avez vécu. Cela a existé. Cela existe encore. Des hommes meurent. Et puis on fait pousser des artichauts."
)

Nous nous saluerons, avec courtoisie et pudeur. Comme en Tregor.



NB : Et ce soir, en lisant, consternée, les justifications du raid israélien, je me demande comment Jean et moi, nous aurions fini cette conversation, en partie muette, sur la stupéfiante impression d'imbécilité que laissent les fracas humains soixante ans après.

30.5.10

Corolles.

Saison de coquelicots. La photo qui n'est pas prise, c'est celle d'un petit garçon fasciné, pouce dans la bouche, devant les corolles rouges qui dansaient. Les jupes des filles sont-elles la nostalgie du coquelicot, ou est-ce l'inverse?

Le vent joue parfois aprendre la photo à ma place :


Un coquelicot bichrome, un peu à la manière des fantômes délicats du jardin de Still.


Le pavot jaune annonce la couleur.
Est-ce un pavot, d'ailleurs? Il poussait en liberté surveillée sur le très beau sillon de Talbert, désert ce jour.


Comme un pt'it coquelicot. Mesdames.


J'ai même trouvé des artichauts câlins.


Dans le champs d'artichauts, j'ai rencontré Jean. Je vous en parlerai demain.

23.5.10

16 heures, un jour de mai


Tout doucement, les bruits s'éloignent.
Les cris d'enfants ne font guère obstacle. Ils se fondent en paillettes brèves, comme si je les entendais en couleurs dansantes, tournant autour de moi sans m'alarmer.
Des jeunes parents s'installent, j'entends leurs échanges rapides, interrogatifs, je me souviens de ce temps-là, si encombré de détails pratiques, d'objets, d'éventualités multiples. Peu à peu, je détend le filet de ces voix, je passe au travers de leurs mailles inquiètes.
Comme les plongeurs, je franchis des paliers, je sens le poids de mon corps se modifier, la chaleur qui commence à la nuque et roule jusqu'aux reins.
Je repousse l'agacement d'un bruit entêtant, obscène. Un scooter des mers.
Je plonge, le sable chauffé sent la poudre, je goûte brièvement le plaisir d'avoir soif.
La tête dans mes bras, je fais ma première sieste sur la plage.

17.5.10

Pierres blanches

Des mots généreux, des fleurs, des pensées précieuses, des appels, un fin et doux réseau...
Amis inquiets qui, au son du précédent billet, ont cru le jour triste, ou moi soucieuse de l'âge, ne vous alarmez pas : je suis de celles que l'absence de solution rassure, que l'empêchement de croire en une finalité de la vie réconforte. Quand je bute, je me plains ou je tire les moustaches du chat et je bats mes enfants. j'embête mon monde.
Quand j'écris, c'est que je suis déjà un peu plus loin, que le courant a levé les obstacles.
Pis, à midi, j'ai pique-niqué là :


Je vous zème très beaucoup.
PS: pour ceux qui veulent, il y a quelques photos d'Irlande en ligne sur l'Œil de la Baleine...

16.5.10

Monde sensible.


(Post déconseillé aux moins de 40 ans) (et aux autres aussi d'ailleurs)

Danser à reculons*. Avec application, avec rage parfois, et parfois encore avec une légèreté inespérée, comme l'aile qui trouve, au ras de la falaise, le courant chaud et l'élan vers le haut.
De toute façon, tout cela finira mal et nos approches ne se différencieront que dans l'infinie variation de notre solitude. Nous mourrons, ici ou comme cela. La plupart d'entre nous n'auront jamais été champions olympiques et ceux qui l'auront été ne sauront jamais vraiment si cette fragile crête valait la peine de toute cette peine. Nous mourrons ici d'une mort occidentale, les malles pleines des rêves d'accomplissement qui ne surgissent qu'au sein des estomacs rassasiés, vaguement coupables de ne pouvoir qu'entrevoir ce que peut être la mort des autres, en plein vol de misère.
Nous n'aurons pas fait grand-chose et les rares, qui auront accompli des exploits, devront tenir dans l'ombre ceux qu'ils auront impitoyablement écartés, disqualifiés, ou bien même affamés pour les réaliser.
Nous mourrons à reculons, la miséricorde n'étant souvent que cette inaltérable capacité à réduire notre vision en quelques points scintillants, jusqu'à l'ultime confort d'un oreiller frais et des jeux de lumière sur le mur blanc.

Nous croyons avoir tendu la main vers les insignes irréfutables de notre destinée, nous avons pleuré de les voir nous échapper. Vaille que vaille, nous avons habité des lieux, aimé des passants. Nous avons voulu des objets et le soleil sur notre visage.
Nous avons acheté, poli et poncé, nous avons planté et arraché. Nous avons rêvé du désir des autres et, temporairement, nous nous sommes approprié leur paysage.

Nous n'avons rien fait d'autre que de chercher les pierres blanches. Jours heureux, fragiles instants, œuvres minuscules ou murmures flatteurs sur notre passage, satisfaction d'une maison remise en ordre, dernière retouche, réplique parfaite, nous avons moins peur de descendre à reculons quand brillent au loin, les pierres blanches des jours marqués, le dessin sinueux et toujours menteur de notre chemin parcouru.


*Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons
Appollinaire

(Demain, j'ai 47 ans. Je pense que ceci éclaire cela!)

12.5.10

Deux passants.


Ce matin, je regarde deux hommes sortir d'une voiture noire et, symétriquement, enfiler leur veste pour commencer une journée de travail.
Ils ont un peu plus que la trentaine, leurs traits sont agréables, plutôt neutres.
La voiture est parfaite propre, onéreuse sans doute, sans être ostentatoire, les chemises bleu ciel, les costumes bien coupés.*
De parfaits salary-men.

Et je découvre tout à coup, à quel point l'espèce m'est étrangère. Je suis moins désarmée par des hommes en boubou rose, par les marins du coin qui vous écrasent trois phalanges en toute généreuse inconscience, par les ex-junkies tatoués partout où il n'y a pas de veine affleurant, que par ces exemplaires répétés d'hommes corrects et interchangeables.

Je les rencontre parfois, quand ils viennent, entre deux rendez-vous professionnels, accompagner des enfants gentils en visite de maternelle. Si je demande un avis spécialisé en ophtalmologie, je suis sûre que cela sera fait. Et il est même possible qu'ils le feront eux-même et n'en chargeront pas forcément leur épouse. Ils sont courtois, efficaces et je les perçois comme indifférents.

Souvent, l'interrogatoire est pauvre. Tout va bien.

Est-ce la représentation que j'en ai, qui fait que je ne trouve pas la porte d'entrée? Est-ce au contraire, parce qu'il n'y a rien à voir, que je n'ai senti ni résistance, ni point de passage, que j'ai le sentiment qu'ils ne m'ont rien dit?

Probablement des deux. Mon efficacité tient à ma capacité de me fabriquer une image mentale des courants tensionnels, des marges de manœuvre, des mélodies intimes et des questions de mes interlocuteurs. Tout autant, voire bien plus que ce me disent, de leur enfant, mes mains et mes yeux. Et, sauf si l'imperfection de leur progéniture lance la consultation vers un terrain plus animé, la plupart du temps, je ne vois rien. Que des hommes corrects.

Est-ce l'éclat aveuglant de leurs chemises bien repassées qui brouille ainsi mes repères? Comment ça vibre, un homme impeccable? Est-ce que ça pleure? Ça rêve de quoi?
Ce costume leur est-il une jouissance, une obligation ou une armure?
Ce rasage de si près, est-ce à leur patron qu'ils le dédient ou à un amour?

Je regarde les deux inconnus approcher. Ils détonnent vaguement, dans cette rue. L'espèce n'est pas si nombreuse, ici, dans ce pays où les employés de banque risquent parfois l'absence de cravate et où, au vu de l'état de leur pantalon, vous donneriez cent sous aux hommes les plus riches du coin.
Je guette, du coin de l'œil, un rien, un tressaillement, un éclat de rire, un faux pas. Je n'ai pas d'hommes semblables dans mon paysage personnel, ni père, ni frère, ni époux, ni amis. L'un de mes oncles, peut-être, fut à cette image là.
Et peut être, d'avoir été une nièce assez aimée pour avoir eu de rares et brefs aperçus de sentiments profonds mais exprimés comme en se cachant, me laisse le sentiment que ces hommes là restent des hommes liés, comme lentement déshydratés, rendus pour ainsi dire, inaccessibles à eux-mêmes.

Passant correct en costume neutre, comme j'aimerais, si tu passes ici, tout vivant de tes rêveries, que tu me démentes...


* Je ne me souviens plus de la couleur de la cravate, mais il y en a de très jolies chez M. KA...

9.5.10

Aimer l'Irlande


Aimer le paysage
Comme la peau du Monde.
Le vent est né ici,
dans la brèche longue
des tourbes
Eveillant
Dans les collines immobiles
La harpe et l'herbe,
liées.

Il fallut si longtemps
En Irlande
Contourner du même pas
La pierre et le malheur
tenir le tumulte serré
Et l'œil sur la ligne des crêtes
que tous, ils savent chanter.

Croyez vous
qu'on puisse toujours
rester la voix basse?

Aimer l'Irlande
comme le vent du Monde
et les lacs d'eau noire
scellés sur l'Histoire.

7.5.10

L'homme aux 72 défauts et le démarchage par teléphone.

J'avais raconté ici comment l'Homme aux 71 défauts répondit à la dame qui lui proposait de réduire ses impôts.
Ce soir, c'est un monsieur qui lui propose un nouvel abonnement téléphonique.
Je vous la fais?
"Driiiiiing!!
(oui enfin, bip-bip-tut)
Homme à 70 défauts :
-Allo?
Monsieur Malpayé:
-Bonjour Monsieur à 69 défauts, je suis Monsieur Malpayé de la Société Kiventou, je viens vous proposer un nouvel abonnement téléphonique.
Homme à 68 défauts:
-Ah, c'est que voyez-vous, je n'ai pas le téléphone.
Monsieur Malpayé :
-Ah non?
Homme à 67 défauts :
-hébé non.
Monsieur Malpayé :
-Ah, bon, ben, c'est dommage. Et bien, au revoir Monsieur à 66 défauts
Homme à 65 défauts :
-Ben oui, au revoir Monsieur Malpayé."

M'en va devoir ouvrir une nouvelle rubrique. Mékilékon.
Pis même, je crois que je vais le sous-louer à ceux qui ont des Témoins de Kivousavez à faire lâche prise.

5.5.10

Des pt'ites fiches, des pt'ites fiches, toujours des pt'ites fiches...


Je sais bien que les gogos gobent tout, mais quand même...
Un fichier des élèves décrocheurs?
Ça existe déjà.
En au moins deux exemplaires.
Le premier est un cahier d'appel.
Le deuxième un logiciel de vie scolaire.*

Etant donné que la scolarité n'est pas obligatoire après 16 ans, à quoi peut bien servir qu'un tartempion au Ministère sache que le petit Nicolas a séché les cours de droit le 15 mai 1975? Karim du Lycée Tombé de Saint Troubidou Chef-Chef n'est pas venu en math?
A appeler le Recteur pour qu'il appelle l'Inspecteur d'Académie pour qu'il rappelle au Principal qu'il doit dire au CPE qu'il doit appeler les parent pour que ceux-ci tirent Karim du lit?


* auxquels ajouter la commission de suivi dans l'établissement, de la commission cas difficiles de l'Académie, des dossiers du conseil Général, voire de ceux du Juge pour Enfant, sans parler des registres mal tenus de votre humble servante.

4.5.10

Trois fois rien.


Je ne sais plus quel admirateur exaspéré des chats remarquait que les chats noir et blanc arrivaient toujours à coller leur poils blancs sur vos vêtements noirs et les noirs sur vos tee-shirts blancs.
Tout d'un coup, ça m'a semblé une excellente métaphore de l'adolescence.

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Quand je repars vers 16h de cette école, un petit garçon y rentre. Menu, vif et souriant. Un peu pâlot, mais le bonjour est clair. A cette heure là, le croiser au portail ne peut vouloir dire qu'une chose : il revient d'une rééducation orthophonique ou d'une prise en charge au centre médico-psychologique, juste à temps pour récupérer ses devoirs. D'ailleurs, de l'autre côté, sa mère est encore là. Elle a un physique ingrat, au moins vingt kilos de trop et une petite voiture sans permis couleur épinard. Le sourire qui flotte encore sur ses lèvres alors qu'elle regarde en direction du portail fait lever, dans ma mémoire, une cohorte de figures de mères démunies et affectueuses. Et, finalement, subtilement débrouillardes.

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est-ce que les japonais ont des pâtes alphabets en forme d'idéogrammes?

2.5.10

Pour le printemps

Je me suis fait une petite pelouse à carreaux...