20.2.11

Tu devrais écrire.


Il m'a dit tu devrais écrire.
Alors, je l'ai envoyé là, enfin, ici et il a dit oui.
Je pense que, comme beaucoup, il a pensé mais.
Mais écrire, hein, arrêter de crayonner et y aller franchement, avec un pinceau ou une truelle, mais qu'on en ait enfin, du papier à caresser. Que ça pèse dans le sac, que ça occupe les mains et les yeux en attendant cette rencontre au café qui n'aura peut être pas lieu, avec cette femme qui vous demanderait ce que vous lisez, ou cet homme, justement, qui aurait acheté le même, il y a 8 jours, mais qui n'aurait pas vraiment accroché, comme si on passait notre temps suspendus aux pages, harponnés par les histoires des autres.
Cousus, tout le temps, du fil blanc des destins inventés, des chansons qui traînent et vous entaillent. (C'est très important les entailles. Ça permet de voir le dedans, le dehors aussi quand on est dedans. Bien sûr, au moment même de l'incision, il y a cette surprise, la douleur parfois, ce moment de retrait. C'est rapide, une entaille, parce que c'est exactement le contraire d'une usure.
Ça fend l'enveloppe et on crie un peu, c'est saisissant.)

Il m'a dit tu devrais écrire et bien sûr, je m'en suis tirée avec une pirouette. Est-ce que je pouvais lui dire, moi, que j'avais passé mon samedi entre une librairie et un magasin de sport et qu'il n'y avait pas deux endroits plus propices pour comprendre à quel point c'était impossible d'écrire.
D'un côté, il y avait ces piles et ces piles, inlassables, entassées en tours précaires, tous ces gens qui avaient écrit comme le vieux juif qui courait dans le ghetto de Lodz en criant " j'ai la réponse! j'ai la réponse! qui a la question?"
Et puis de l'autre, il y avait tous ces gens qui avaient du temps à occuper avec leur corps et c'était bien d'être là, à les regarder sortir, parce que le magasin ne donne plus de sacs en plastique, alors il en ont plein les mains. Et on peut leur inventer des vie, comme on s'invite chez les autres, aux caisses des supermarchés, en regardant ce qu'ils ont acheté. Même s'il n'y a rien de vraiment appétissant, la gourmandise, ce n'est pas les yaourts à la myrtille, c'est la vie qu'il y a autour. Comme cette fille, jolie et pâle, ce 14 février, qui n'avait déposé sur le tapis qu'un rouleau de papier cadeau et un pot de cire à épiler. On a beau grincer des dents à ces histoires de Saint Valentin, c'était bien, ces deux petits objets sur le gris du tapis roulant et entre les mains fatiguées de la caissière.
Ce magasin de sport c'était pareil. il y avait ce couple âgé qui sortait avec deux petits pliants métalliques et puis cette mère de famille avec une tenue de danse pour cette petite fille qu'elle houspillait sans tendresse, de ces mères qui veulent tout bien faire pour des enfants qu'au fond, elle ne savent même pas si elles les supportent, ceux qui vont au ski et qui ont oublié le stick à lèvres, celui qui entre pour meubler son après-midi et qui contemplera longuement les kayaks de mer orange et bleu exposé dehors.
Et puis cette minuscule enfant qui réclame de la voix et du geste ses premières lunettes de soleil qu'elle peut mettre toute seule, qui s'en va le nez levé, marchant encore avec cinq degrés de gîte à chaque pas, avec l'étiquette qui lui caresse la joue, dans son petit manteau qui semble toujours devoir s'envoler avec elle dedans.

Je n'ai pas osé lui dire, à l'ami, que je ne savais pas créer des vies héroïques et aventureuses, que peut-être, finalement, je n'avais aimé que ça, ces torrents de mots et d'évènements qui vous laissent pantelant, jusqu'au milieu de la nuit, ces vies d'outre-réel toujours si ardemment, si pleinement dessinées qui vous emportent toujours un peu plus loin. Mais qu'il faudrait, pour en inventer, que je m'éloigne de ces vies banales, aussi précieuses qu'est la mienne, dans leur imprécision salutaire, dans leur fatras alluvionnaire, ces vies à vivre.
Il me dit que je devrais écrire et moi je sais que je ne saurais jamais au nom de quoi extirper, plus qu'une autre, une vie minuscule hors de la rumeur du monde.

17.2.11

Tu fais de la photo...


L'un de mes premiers textes d'adolescente, je m'en souviens, je l'avais montré à ma grand-mère. Ouvrière à douze ans, elle avait, chevillée à l'âme, la passion des textes, celle qui, aux petites heures d'une lumière chiche, vous sauve de la vie étroite et du destin programmé.
Ce texte, court comme tout ce que j'écris, disait la rencontre entre une jeune fille... et un enfant malade. Il y était, question, déjà, de raconter des histoires pour prendre soin.
Ma grand-mère m'a rendu le texte avec un demi-sourire : "Tu fais de la photo, m'a t-elle dit.


Aujourd'hui, je fais des photos. Et je continue, dans ma tête, à prendre des instantanés, chaque fois qu'on me parle d'un enfant.
Parfois, il me semble que ma profondeur de champ est d'autant plus grande que je ne les vois pas, que c'est dans la façon dont les adultes me parlent de lui que je peux voir la composition, les lignes brisées, les appuis.

Je n'ai jamais pu voir ST. Il est si peu là. Son temps de scolarité, dans cette classe d'intégration est si bref, si souvent empêché par ces moments où il tourne comme une toupie, pour échapper à ce qui le harcèle.
Il use tout le monde, il cherche, se colle, happe et rejette tour à tour. Il vous démonte une classe, pousse un professionnel aguerri aux limites de sa patience et surtout, il semble, dès lors qu'il a cessé de jouer les bombes à fragmentation, remplir ceux qui l'entourent, d'une compassion intense. Ce qui n'est pas donné à tout le monde.

Parce que ST, franchement, il cumule dans la biographie à la tronçonneuse. Né avec un handicap d'une mère gravement psychiatrisée et d'un père jamais identifié, il a vu rompre accidentellement le seul lien solide qu'il avait établi avec une première famille d'accueil. Il ne s'en est jamais remis. Des grands parents très âgés font ce qu'ils peuvent, mais ne peuvent qu'avec un souffle si court. C'est si usé, là.
A ces handicaps, il joint celui d'être né dans une période qui voit s'effondrer les crédits offerts pour la prise en charge quotidienne de ces enfants qui se blessent à tout contact avec le réel.
Alors, bien que la structure départementale en charge du handicap ait formulé une magnifique décision d'orientation, aucune structure n'a de place pour lui avant...Bah, mettons 18 mois.
Donc, on bricole. ST erre, d'un IME, normalement prévu pour des plus petits deux jours, à une maison d'enfant trois jours ou au centre d'accueil thérapeutique d'urgence, où il voit passer autant de monde que dans la salle des Pas Perdus, lui qui l'est tant.

Voilà, c'est ce qui se révèle dans cette réunion, alors que l'équipe de la maison d'enfants, presque humblement, demande à l'école si elle ne veut pas le scolariser une demi-journée de plus.

C'est là que j'appuie sur le déclencheur. Parce que clairement, ce n'est pas ça dont ST a besoin. Il a besoin que nous tirions ce cliché très vite, en en accusant tout les contrastes, sans faire dans le détail. Et que dans ce maëlstrom, on souligne à gros traits ce qui est si criant pour celui qui ne le connait pas : cet enfant est fou de ne pas pouvoir se poser quelque part et il est en train se noyer. Rien ne pourra avoir de sens pour lui si les visages ne cessent de tourbillonner autour de lui, s'il ne peut vider le sac qu'il trimballe d'un lit à l'autre.

J'ai renvoyé le cliché à la maison du handicap. Et je l'ai fait la rage au cœur, car toute solution d'urgence pour ST va en priver un autre enfant, tout aussi nécessiteux.

15.2.11

Un grand besoin d'Eire

La dernière fois, je l'avais déguisé en visite à ma fille. Je n'ai plus cette année, ce mince alibi.
Mais c'était trop lancinant, trop souvent.
Je retourne en Irlande. Promettez-moi pluie, vent, brumes et fossés, je m'en moque. Je vais en Irlande parce que je peux y rouler cinq heures et cinquante kilomètres et parce que je peux y songer aux débuts du monde.
Parce que c'est le seul endroit où il ne soit pas ridicule d'y photographier des moutons.
Parce que c'est un pays que l'homme ne s'est pas complètement approprié, parce qu'on y tolère l'indifférence du granit et la vigueur de la mer.
Parce que j'ai envie d'un carrot's cake et d'un thé et aussi d'une seafood chowder et d'une Murphy.
Parce que j'ai une commande de chaussettes de chez Penneys et que si vous savez ce que cela veut dire, c'est que vous y êtes allés.
Je pars avec un sac de couchage dans ma voiture, une play-list de la morkitu et une carte suffisamment approximative pour pouvoir me perdre.
Un Canon, des rêves et un peu de vous si vous voulez.
Le bateau s'appelle l'Oscar Wilde.
Une excellente occasion de se rappeler cette devise : " Je résiste à tout. Sauf à la tentation."

13.2.11

B. et sa mère.


Il fatigue tout le monde. Il bouge, il parle, il rit et il pleure plus que tout autre. Certains professeurs l'endurent, beaucoup le jettent. Un ou deux, à l'instar de l'infirmière, l'aiment en soupirant, parce que c'est un petit garçon vif et tendre, qui se précipite parfois à l'infirmerie, bouleversé d'une nième observation. Celui qui prend la patience d'éponger, moucher et démêler sous les hoquets l'objet de son souci est récompensé par un vrai, un irradiant sourire de lutin.
B. est sous Ritaline depuis trois ans et le dossier médical scolaire de ce petit garçon qui a fréquenté sept écoles avant le collège est vide. Je ne sais ni qui l'a prescrit ni sur quelle base.
Il est temps de demander à rencontrer son parent. En l'occurrence puisque le père vit ailleurs, ce sera sa mère.
Quand j'arrive la semaine suivante, elle est déjà là, discutant avec cette infirmière que j'apprécie tant. L'air absorbé, volontairement lisse de cette dernière qui écoute avec l'air ne n'en penser pas moins est déjà plein d'enseignement.
La mère parle. De tout. Sans frein, sans inhibition, avec humour et empathie, mais elle parle comme remonte un mascaret irrépressible. Cela déborde, cela charrie des blocs entiers d'histoire, ça colmate les fissures, ça se répand dans tous les coins, c'est très instructif et c'est saoulant.
Ce qui me frappe le plus, ce n'est pas tant de pouvoir attraper en moins d'un quart d'heure, les raisons des sept déménagements, le métier d'homme qui l'épuise, la rigidité violente du père qui liquéfie les gamins et l'absence de bilan neuropsychologique préalable à mise sous Ritaline.
Non, ce qui me frappe, c'est l'attitude de B, parfaitement posé sous le flot de paroles de sa mère, comme un chaton sous les coups de langue. Ses mains ne remuent pas, il ne tripote pas les objets de mon bureau, ne se tortille pas sur sa chaise, lève plaisamment le doigt pour glisser une remarque. Son visage mobile reflète chaque parole de cette mère qu'il aime si visiblement. Il ne s'émeut même pas qu'elle puisse me révéler, tout en faisant semblant de lui boucher les oreilles, que cette grossesse là ait pu ne pas être désirée. Son œil brille en coin, comme pour lui dire : "j' t'ai bien attrapé, hein!" Elle lui sourit.

Oui, cet entretien est à haute teneur en affects de tous ordres, mais il n'y a pas l'ombre d'une manifestation d'hyperactivité chez B en présence de sa mère. J'ai brusquement en tête l'image saugrenue de ces prématurés qui naissent dans le bruit et la stridence, dont les berceuses sont les bruits de pompe des machines avec les alarmes pour refrains et que le silence ouaté et protecteur du retour à la maison fait hurler.
Ceux-là, au grand étonnement de tout le monde, se rendorment au bruit de l'aspirateur.
Malgré tout ce qui peut me heurter ou me déconcerter dans le torrent de paroles de sa mère, le silence inattendu de B. me chuchote que c'est son bain nourricier et sa paradoxale protection.

9.2.11

D'une conversation anodine et de la fabrique de souvenirs


"Tu connais l'Irlande?
-Non. Et pourtant, que de souvenirs!"
Il y a des phrases comme cela. Selon qu'on est ou non prêt à répondre, elles vous trouent ou vous scotchent. Celle-ci s'est mis à me trotter dans la tête, avec un tel aplomb d'évidence, que je ne pouvais que tenter de la laisser rôder chez vous.
Il y a des lieux dont on découvre au premier regard qu'ils portent votre mémoire, il y a ces livres qui sont des bien sûr.
Il y a toutes ces chansons, ces musiques dont la source chaleureuse révèle l'inscrit en nous, comme à l'encre sympathique, le tatouage invisible d'une émotion enfin nommée. Les tableaux qu'on regarde en disant, merde, j'ai habité là, j'y suis encore.
Et puis ces gens qu'on cesse si vite de dévisager, pour aller l'amble avec eux, sûrement, sans hâte et sans alarme, parce qu'au fond, on les connaît de très longue haleine. Parce qu'il a suffit de quelques mots pour dérouiller une grammaire commune qui ne faisait que sommeiller faute d'emploi.

"Tu connais l'Irlande?
-Non. Et pourtant, que de souvenirs!"

Est-ce que cette phrase n'a pas toujours été?

7.2.11

Plume, caillou et autres belles rencontres

J'ai failli oublier, mais ce blog a cinq ans depuis deux jours.
Je n'aurais jamais cru que le chemin soit si varié.
Je n'aurais jamais cru que j'aurai tant de coups de foudre pour tant de génies partiels mais si expressifs.
Je n'aurais jamais cru que je rirai tant, que j'aurai tant de fibres reliées aux vôtres.

Merci à vous tous.

2.2.11

Faudrait quand même pas pousser le petit bouchon trop loin.

Internet, c'est bien connu, c'est plein de pièges. Plein de photos d'enfants offerts à la convoitise. La LOPPSI vous le dit.
Et c'est vrai.
C'est sur le net, via Crêpe Georgette et le fil Twitter de Bladsurb, que je suis tombée sur ces photos : Talons aiguilles pointure 29

Comme vous pourrez le constater, certaines pourraient porter, en gros, l'estampille ci-dessous :

Le truc, la bêtise, le rien, Madame la Marquise, c'est que ces photos, c'est pas dans le tréfond de l'ordinateur d'un pervers écumant qu'on les trouve, mais dans le supplément "Cadeaux de Vogue -France".
Et ça ne parle même pas de la misère, parfois, de la sexualité humaine. Ça parle, monstrueusement, de la complaisance au pognon et du maquereautage des mères sur les filles.

Je vous accorde un point, accordé à un respectable confrère : ce n'est pas du p0rn∞. On ne voit pas de zezette. Vous m'en accorderez un autre : si on en voyait une, nous n'aurions pas eu envie d'écrire à Vogue. Nous aurions écrit au Procureur de la République, point barre.
Alors on a écrit à Vogue une petite lettre ouverte qu'on a été plein de toubibs à signer. 190 aux dernières nouvelles.
Juste pour rappeler qu'il y a un avant et un après du déclenchement pubertaire. Et que si, déjà, sexualiser à outrance les très jeunes adolescentes, ça craint et ça se paye en trouble de la représentation de soi, le faire avant le premier poil, c'est de l'abus.
Mais ça ne suffisait pas, bien que cette palanquée de pédiatres et de médecins Education Nationale mis ensemble, ça ait fait un joli élan de fraternité pas con.
Alors on a mis une pétition en ligne, parce que la réglementation de ces publi-reportages, elle est aussi mince que l'écart entre certains bouts de tissu sur ces petites filles et le pénal.
Parce qu'à hauteur d'enfant, qu'on pose pour les 3 chuiches ou Vogue, ça fait le même effet quand une main d'adulte vous fait croiser les jambes, un peu plus haut, oui, comme ça.
Parce qu'il ne faut pas croire qu'un enfant de 8 ans n'a pas de sexualité. Il a juste la nécessité d'en mettre les représentations à distance le plus longtemps possible, jusqu'à ce que le corps se mette à dire qu'il est temps. C'est un processus actif, qui coûte une certaine énergie. Parce qu'il n'est pas facile d'ignorer comment on fait les bébés à 8 ans, alors qu'on le sait si bien à 3.
C'est bien assez difficile pour qu'on ne laisse pas l'industrie du luxe faire joujou avec, sous prétexte qu'il faut continuer à vendre des bijoux qui n'en peuvent plus d'être laids à des émirs qui n'en peuvent plus d'être riches.

Alors, dans cette pétition, on demande à ce qu'on arrête de vendre la peau des enfants avant qu'on les ait élevés. Vous avez le droit de la signer en cliquant là, et le droit de diffuser le lien.

Une ultime précision pour ceux qui passent trop rarement dans les parages pour savoir qui est Anita et ce qu'elle prêche : l'humanité baise, parfois comme elle veut, souvent comme elle peut. Parfois, les artistes parlent notre faille, l'ambiguïté, le risque, l'irreprésentable du troublé et du troublant. Souvent à leur risque.
Il n'y a pas de publicitaires maudits attendant dans des chambres sans feu, une reconnaissance qui leur viendra dans dix ans. Leurs œuvres n'existent que dans leur monétarisation immédiate.
Ces images ne parlent pas d'enfance, ni d'art, elles ne parlent pas de ce bien si intime et si déconcertant qu'est la sexualité. Elles parlent d'une excitation orchestrée, froidement, pour faire du pognon.
PS : un immense merci et des cornes de gazelle en masse à Alain Korkos pour sa brève dans @Si