7.12.10

Lettre ouverte à Monsieur T.



Cher Monsieur T,
décidément, je vous aime beaucoup.
Je ne vous dirais jamais cela en face, ou alors beaucoup plus tard, quand l'un de nous prendra sa retraite.
D'une part, j'imagine sans peine combien cela vous laisserai incrédule, voire gêné et d'autre part, je craindrais de fausser cet équilibre si juste entre ce qui, chez vous, incarne la fonction et ce que vous laissez transparaître d'une âme probe et vraisemblablement tendre.
Vous m'avez toujours fait penser à la flamme d'un bec Bunsen, mince, furtive, incorruptible, indestructible.
Vous m'appelez toujours Docteur en public comme en entretien particulier, cher Docteur par écrit et je veille à vous appeler Monsieur le Directeur devant les enfants, ce qui ne me coûte aucun effort.
Il y a une infinité de raisons pour lesquelles je vous aime beaucoup.
Il y a par exemple le petit C. qui venait juste de se coincer le doigt dans la porte quand je suis passée dans l'école. J'ai senti ce que vous éprouviez devant cette phalange qui ne tenait plus que par un lambeau, mais ce que C a senti, lui, c'est qu'il était en sécurité dans vos bras, que vous l'auriez tenu des heures durant s'il l'avait fallu. J'ai senti votre peur, votre émotion et sa confiance tout au long de ces longues minutes où nous avons attendu les secours autour d'un pansement précaire et d'un enfant qui caressait la peluche que vous aviez pris le temps de trouver.

Je vous aime beaucoup aussi pour Johnny qui n'était pas un ange et pour G. que vous avez tenus d'une toute autre façon, là où deux autres écoles avaient jeté l'éponge. Sans illusion, sans vous scandaliser ni de leur échec, ni du nôtre, patiemment, vous avez tenu jusqu'à ce que s'ouvrent les portes de cette institution spécialisée. Ils y sont partis accompagnés par vous, par les mots que vous avez posés, longuement, sur leurs réussites et leurs efforts. Il a fallu, par la suite, que nous nous gendarmions un peu pour ne pas vous envoyer systématiquement tous nos cas désespérés.

Et puis surtout, je vous aime pour Y. Il faut vous dire que, celle-ci, quand je l'ai vue la première fois, elle avait 9 ans, elle était de profil, maquillée et elle suçait son pouce. Abusée, reprise ensuite dans un maelström de déchirements d'adultes, elle se tenait à des kilomètres d'elle-même, en arrêt tétanisé dans ce qui n'avait plus aucun sens pour elle.
Cela faisait des mois qu'elle ne pouvait plus venir à l'école. Vous l'avez laissée venir dans les interstices, le hall, le périscolaire. Vous lui avez donné une place dans la classe, un porte manteau à son nom, des devoirs. Elle est revenue, un peu, puis complètement. Cela nous a pris plus d'une année. Et chaque fois que nous nous réunissions, tout en sachant de cette histoire sans doute plus que moi-même, vous n'avez parlé que de l'élève. Que de la bonne élève qu'elle était, presque malgré elle.
Cher Monsieur T, vous avez sans doute fait plus de latin que moi. Mais dans les rares choses que je connaisse, il y a ce choix antinomique entre Educere, élever, former éduquer et Seducere, mettre à part, séparer, séduire.
A l'enfant séduite et mise à part, vous avez offert une place, toutes les ressources de votre boîte à outils pédagogiques et votre égalitaire fermeté. Et il me faut commencer à vous connaître un peu pour deviner l'étendue d'une compassion qui ne se manifestait guère que par un acquiescement un peu plus déterminé, chaque fois que c'est à vous que l'on demandait un effort supplémentaire et par votre air pensif, quand vous refermiez le dossier jusqu'à la prochaine réunion.
Bien sûr, il y a eu, il y encore une foule de gens autour d'Y, du psychiatre au responsable de soutien scolaire en passant par le juge et l'éducateur. Mais je me demande lequel d'entre nous peut se targuer d'avoir été si profondément, si quotidiennement, si subrepticement soignant que vous.
Qui ne le savez sans doute même pas.

Et c'est pour ça que je vais classer cette lettre dans le Tag de mes 52 lettres de rupture avec l'Education Nationale, parce que je ne suis pas du tout sûre non plus qu'Elle se rende compte du trésor que peut être quelqu'un comme vous.
Je ne vous dirais rien de tout cela, ou alors dans longtemps, parce que c'est fatigant, d'être l'honneur d'une profession. Et puis, comme Y, J, G, vont mieux ou sont repartis, je vois bien que vous êtes déjà reparti vers autre chose.
Monsieur T, je vous aime vraiment beaucoup.