19.3.07

1967 : souvenir de contrebande


En 1967, j'ai quatre ans. Le Professeur Barnard réalise en Afrique du sud, la première greffe de coeur.
Je me promène parfois le long de cette rivière lente et sombre, avec mon manteau rouge dans lequel je ressemble à une boule à chaussures blanches. Si l'on cherche la raison de la gravité de nos enfances du dimanche, interrogez ces tissus lourds et raides, ces emmanchures étroites, cet engoncement qui vaut sagesse, pour les générations d'avant le lycra. Je tiens mon ballon à deux mains. Il n'y a pas de voitures sur ce quai, je n'ai pas besoin de donner la main.
Ce petit garçon là est bien habillé aussi. Sa mère désargentée a des des doigts de fée, et une exigence sans faille. Il a une dizaine d'année, il est rond, brun, et pour l'instant, totalement absorbé par sa jeune tante. Un peu trop, même, au goût de celle-ci, qui se serait bien passé du chaperon imposé par sa soeur aînée. Oui, c'est entendu, elle raffole habituellement de ce garçon expansif et secret comme un vrai homme du sud, mais là, il lui vole le temps de son fiancé. Le petit garçon n'y voit pas malice, la tante est belle, rit tout le temps, virevolte, il la regarde, émerveillé.
Allez savoir pourquoi, comment, j'ai laissé échappé le ballon. Il y avait du vent, le ballon a roulé vers l'eau et j'ai crié. Serviable, il a couru, l' a rattrapé in extremis. Il a dit "attend!" à sa tante, et il est venu me le rapporter, avec toute la solennité d'un chevalier servant.
Il dit que c'est la première fois qu'il voyait des yeux avec un cercle jaune à l'intérieur. Il dit que j'avais déjà à quatre ans, les paupières plissées quand je riais,et qu'il s'est senti grand et fort. Il dit que cela a dû se passer comme cela, cette année où il a traversé la mer pour venir aux fiançailles de sa tante.

Il peut dire ce qu'il veut. Tout ceci est une légende, bien commode pour tenter d'expliquer ce qui nous lie, cette greffe de coeurs qui battent parfois en rythme, et parfois pas, cette amplitude parfois, qui dilate chacune de nos artères, ces rejets brusques, véritables urgences qui font sonner toutes nos alarmes, ces transfusions alternées de lui à moi, de moi à lui, cette force partagée.
Il peut dire ce qu'il veut, l'histoire n'est là que pour masquer l'émotion, parfois la gêne d'un sentiment si curieusement vivant, si profondément ancré sous la peau même.
Mais comme dans toutes les histoires de greffe, l'histoire n'est pas que rose. Pour que se rejoignent la petite fille des bords de Saône, et le petit garçon d'Outre Méditerranée, il faudra des années, et une suite d'évènements pour lesquels nous n'aurions jamais signé.
Qui voudrait d'une histoire annoncée dont les chapitres obligés comporteraient exil, séparation, divorce , un mort si jeune que c'en était indécent, en sus d'une ou deux guerres?
Personne. Pourtant c'est ainsi, et le petit garçon est cet homme, qui, ce soir comme un autre, depuis des années, effleure mon cou, pose une tasse de café à coté de moi, sans même tenter de lire par dessus mon épaule, au moment même où, à ce post je met ce point.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Je découvre ce texte, pépite au milieu de ces petits cailloux que nous faisons ricocher de conserve. Je préfère dire ici à quel point j'en suis émue... Merci

Anonyme a dit…

Que dire... J'aime beaucoup, beaucoup. Je me rapelle de ce moment où le docteur Barnard fit cette greffe,; en 67, j'avais 16 ans et je vivais alors en Afrique... de l'ouest.

Anonyme a dit…

Que c'est beau, fort et émouvant.Quelle belle histoire, et vraie en plus !
Merci.

Tellinestory a dit…

Je suis contente que ce texte vous touche. Mais n'oubliez pas que ce n'est qu'une légende, vraie comme seules les légendes peuvent l'être...

Anonyme a dit…

Des fois.. des fois... je me prends à souhaiter /espérer que tu prennes ton élan pour nous raconter des très longues histoires, toutes pleines de ces personnages qu'on n'aurait plus envie de quitter, ou que l'on attendrait, en suspendant un peu son souffle dans l'espoir de les retrouver, tous les mois nécessaires à un nouvel enfantement par leur autrice...