Des fois, je ne perçois ma propre tension que quand je l'efface, de ce mouvement d'épaule d'après la lutte. Boxeur sortant du ring, danseuse ou cireuse d'escalier, pareil, l'ai-je bien descendu?
Cette tension, je la connais bien, elle est moins liée à la dureté propre des situations individuelles qu'à la complexité des enjeux entrecroisés. Ménager chèvre, chou, et jusqu'au piquet et à la corde...
S'il m'arrive quotidiennement de rencontrer des enfants et des adolescents qui ne vont pas bien, c'est rare que je voie, comme aujourd'hui, une classe entière qui va mal. Petite classe d'une formation peu qualifiante, elle regroupe cette année, un extraordinaire concentré de souffrances diverses. Ce n'est plus une classe, c'est un jeu de tarot divinatoire, où chacun tient une place exemplaire.
H., sur le mode même pas mal, ment comme un arracheur de vote, boit, fume et vole, I., raide et fermé, fume, boit et cogne, J. se suicide un jour sur deux, se scarifie l'autre, fume et boit un peu moins qu'avant, depuis l'instauration du traitement, et pleure toujours autant. K est là épisodiquement, quand elle n'est pas occupée à couvrir son bébé de bisous voraces et à l'égarer ensuite chez qui en veut, et quand elle est là, dévore l'adulte de son enfantine avidité.
Ces quatre là, au hasard Baltazard, t'as tort Melchior, ont des pères perdus ou pendus, et leur mise en commun tient de l'expérimentation perverse : ils n'en peuvent plus de se chercher, de se trouver à belles dents, de s'éprouver jusqu'à la vivisection, entrainant des satellites moins souffrants, mais tout aussi vulnérables. Le groupe ne cesse d'exploser, de se fragmenter, les désertions durent une heure, ou trois jours, avortant tout projet, toute tentative scolaire.
Je ne sais pas par quel bout prendre cette tête de Méduse. Le seul morceau qui n'en morde pas immédiatement, c'est l'équipe enseignante effarée, au bord de l'arrêt collectif et plus qu'au bord des larmes.
Or il n'existe aucun ressort institutionnel pour ce genre de situation. Tout au plus puissé-je suggérer à l'équipe de prendre contact avec une équipe de psychiatrie de l'adolescent, au moins pour être un tant soit peu écoutée.
Que faire d'autre?
Redresser un peu les épaules, ma journée est finie.
15 commentaires:
La première fois que je passe ici, et j'adore vraiment. Superbe, les photos, les couleurs et les textes sans parler de la saveur marine... Je reviendrai dériver souvent :)
Je connais une situation un peu similaire en ce moment (mais avec beaucoup moins de monde, heureusement!). Je me donne à fond pour tout et tous, assurant bien des roles à la fois. C'est épuisant.
Je t'admire.
Très bonne idée dis donc de mettre et de maintenir tout ce monde là ensemble...
Ce soir je n'aurai pas le temps de redresser les épaules, je vais les coucher directement.
Bon courage à toi bien sûr, et il faut sans doute en souhaiter aussi à à tous ceux dont tu parles. Qu'ils soient ados ,shangaïés pour une traversée dont il ne connaissent pas le port d'arrivée , ou équipe d'enseignants si secouée par les embardées que les matelots terrifiés impriment à l'embarcation, qu'ils vivent par avance tous les naufrages possibles...
J'admire l'écriture magnifique qui met à distance autant qu'elle donne à partager, et en même temps mon coeur se serre en pensant à vous/eux tous, là, pas si loin, et pourtant presque hors d'atteinte.
Ce que tu en dis est poignant. La seule arme connue contre Méduse est de tendre un miroir, qui réfléchit les maux, et les écarte de soi. Ton texte peut jouer ce rôle, détourner la souffrance. Même si cela ne les/vous en débarrasse pas.
Une classe entière qui chavire, suivant, en plus , une formation peu qualifiante ,c'est la cour des miracles façon éducation nationale ?
Pourquoi les regrouper ? J'admire le ressenti écrit , bon courage à vous .
sentiment d'impuissance à distance. Que j'admire vos métiers (le tien, celui d'Ada et de Samantdi) qui vous impliquent (et vous épuisent sans doute)
Magnifique texte... que j'aimerais pouvoir dire, il faut faire ceci ou cela... Tant de misère me fait peur, je ne peux voir qu'un monde qui exclut ceux qui ont mal.
Tout ma tendresse pour ceux qui cherchent à les re-lier à la vie.
Ca me fait penser a la triste mais belle chanson de Renaud: La teigne
"Mais moi qui l'ai connu un peu
Quand parfois j'y repense
Putain qu'est qu'il était malheureux
Qu'est qu'il cachait comme souffrance
Sous la pâle blondeur se sa frange
Dans ses yeux tristes dans sa dégaine
Mais chuis sur qu'au ciel c'est un ange
Et quand j'pense à lui mon coeur saigne
Adieu la teigne"
Ça me fait penser au très beau Chagrin d'école, de Pennac.
Une phrase : «C'est à cela que mademoiselle G ou Nicole H. auront occupé leur existence: sortir du coma scolaire une ribambelle d'hirondelles fracassées.»
Ah, Anita, que j'adore vos mots et vos images! (je sais, je sais, je me redis, tant pis)
J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de poing dans le bide... ouille c'est dur, c'est dur de travailler dans l'humain.
Bon courage, j'ai envie de poser mon épaule tout doucement contre la tienne... pour faire un rempart.
Merci à vous tous de ces commentaires. J'y sens ce que j'éprouvais moi-même à l'isssu de cette journée, la compassion, la colère et la perplexité.
A ceux qui s'étonne de voir une telle réunion de difficulté, n'oubliez pas que dans mon bout du bout, l'offre de formation n'est pas la même que dans une métropole, ou même seulement dans un département plus peuplé.
Une autre formation= inaccessible en raison de la grande difficluté scolaire, une autre classe= loin loin à l'autre bout du département, et sans doute pas mieux lotie.
Le faible effectif renforce le psychodrame, et de plus, cette formation reposant en partie sur des activités qui ne peuvent être que collectives, les défections sont redoutables, car elles annulent même l'activité pédagogique.
Il faudrait arriver à faire un groupe, mais comment?
Monsieur l'adulte, vous êtres le bienvenu! Et je suis bien entendu allée chez vous et j'ai fureté!
Agaagla: tendre un miroir? c'est tout à fait ça!
Coco: bien vu! faudrait vraiment que je me plonge dans la sonorisation de mes posts. Au passage, je te bise.
Tassili: mode rouge aux joues on.
Saperli: même pas réparer, juste créer une dérivation...
Ada: j'ai pensé à toi, bien sûr...
Samantdi: venant de toi, cela me touche particulièrement. Qu'il n'y ait pas, en plus, le silence...
Fauvette, Mariannne, Tippie, merci.
On discrimine, on regroupe, on pogromme, on crie, on pleure, on senflamme, on sétonne, on sèmelahaine on récoltelacolère.
On chevrottine, on vaenprison. Un cycle.
"Vous n'avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n'avez rien fait tant qu'il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n'avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l'âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et ont travaillé peuvent être sans asile ! tant que l'usure dévore nos campagnes, tant qu'on meurt de faim dans nos villes tant qu'il n'y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de coeur ! Vous n'avez rien fait, tant que l'esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n'avez rien fait, rien fait, tant que dans cette oeuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l'homme méchant a pour collaborateur fatal l'homme malheureux !»
Victor Hugo Juillet 1849
Des bises tout plein aussi
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