8.2.08
1972-sous le manteau
En 1972, j'ai neuf ans, et Tulving pose cette année là, dans un article qui fit sensation, les bases de la théorie de la mémoire épisodique. A cette époque, je m'en bats l'oeil.
Il y a un mur. Haut et long. Dans ma mémoire, oui, celle-ci justement, il me semble éternellement chauffé à blanc, outrageusement vertical, menaçant. La rue est droite, interminable sans repli ni cachette, et ma silhouette se dessine sur ce mur comme une cible. Je vais me dissoudre avant d'arriver, je vais me volatiliser, c'est sûr, alors comme tout le monde en pareil cas, je marmonne, j'enfonce mes ongles dans ce qui peut faire assez mal, et surtout, surtout, je pose mes pieds selon des rites compliqués, ballet d'angoisse, conjurations haletantes.
Rarement, j'aurai l'idée de traverser la rue, pour longer les innocents pavillons d'en face, et cela seul dit combien cette petite fille n'allait pas bien.
Transplantée, dessaisonnée, vulnérable, aux prises avec les ironiques défenses de ma famille, je me cogne aux parois comme un papillon dans une bouteille, j'explose en colères qui me fragmentent un peu plus, et me disqualifient lors de ces curieuses bourses aux Affaires Familiales que sont les Déjeuners du Dimanche.
Alors?
Alors, il y a d'autre murs. Sur ceux là, des livres, quantité de livres, et personne ne m'en limite l'accès. Et dans ceux-ci, murs d'une ancienne maison de Frères Maristes reconvertie en école pour grandes personnes, une porte dont je connais la clé. Le wwek-end, la plupart du temps, l'école est déserte, et me livre d'immenses couloirs et une odeur incomparable de tabac à pipe et de patchouli. Et le bruit de mes pas dans ces salles vides qui gardent les traces d'une activité humaine frénétique, cendriers débordants, affiches multiples, injonctions obscures (Pour "pratiques interculturelles", voir Jeannine et Robaï avant décembre) et fonds de verres en sédiments étranges.
Au dessus un grenier, dont je pense que la plupart des adultes ignorait l'existence. Des livres encore, énormes et illisibles, des vies de Saints aux angles rongés, une poussière dansante à chaque pas, et des amas d'anciens habits sacerdotaux, dont j'ignorais totalement l'usage et dont les couleurs me transportaient.(Oui, oui, à neuf ans, on voyage très bien en habits sacerdotaux)
Là, je lisais, jouais, me jouais, tranquille et grandiloquente, à l'abri.
Ce fut mon seul grenier. Le jour où l'on m'y découvrit, drapée dans une chasuble violette et parlant tout haut à mon reflet, il perdit définitivement son rôle de havre.
Je ne me contorsionne plus pour mettre les pieds sur les interstices du trottoir, mais voyez-vous, je voyage encore sous des habits d'emprunt. C'est sous le manteau d'Anita que ma mémoire épisodique me restitue la petite fille qui s'asphyxiait sous le soleil et respirait sous le brocart poussiéreux. Si j'avais su, j'aurais pris quelques minutes pour lui dire qu'un jour, elle en émergerait.
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5 commentaires:
j'ai eu l'impression de revivre certains moments de mon enfantce, bien que je n'ai jamais eu de grenier pour moi seule. Joli morceau de ...toi.
C'est souvent sous le manteau que se trament de bien beaux écrits et que se tissent de vibrantes femmes qui gardent présent en elles cet attachement d'enfance.
J'aime tes billets qui replongent un peu dans ce temps où l'on sautait les interstices des trottoirs et rêvait dans un grenier. Je me souviens que, moi aussi, j'ai un peu hanté une école !
je te reconnais, cardinale, dans la lumière tamisée de ce grenier.
Juste un petit mot sur la photo. Touche à la perfection.
un ricochet en arrière.....joliement raconté et bien agréable .
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