1.4.10

Espars


Le post de samantdi, ce qu'elle écrit en commentaire fait remonter à ma mémoire un souvenir professionnel. Un de ces temps où je ne savais si la pièce était-elle ou non drôle, où il me semblait errer dans d'étranges corridors, alors qu'autour de moi, de jeunes et sûrs apprentis médecins semblaient avoir trouvé les portes et tourné le dos à leurs incertitudes.

Dans ce stage de psychiatrie, le médecin-chef était drôle, légèrement barge, attentive et mordante avec les internes, attentive et chaleureuse avec les patients. Je sus plus tard qu'elle était alcoolique. Et maintenant, je sais comment l'ironie et l'impérieux besoin de déranger la fatuité sont les oripeaux d'un espoir pudique et inquiet.
Dans ce service, hors le tout venant d'un secteur ni mieux ni plus mal loti que les autres, il y avait une unité de grands chroniques.
Les grands résidus de l'asile, quasiment sans paroles, de moins en moins impulsifs, moaïs ébréchés et bavant, totons sourds, oscillant sans fin autour d'un carreau de carrelage qu'eux seuls voyaient différent.

Le médecin, appelons-là le Dr K. les voyait une fois par semaine. Admise, en observatrice, j'ai mis du temps à comprendre ce que pouvait être l'échange entre cette femme aux boucles d'oreilles soigneusement excentriques et ces hommes si régressés. Et puis un jour, j'ai compris qu'elle n'espérait pas d'autre traitement que celui de les ré-humaniser et de leur redonner les fragments de l'histoire qu'ils déroulaient en aveugle devant des soignants trop blasés ou trop blessés pour y faire attention.
Un à un, elle ramassait ce qu'ils avaient donné à voir :
" lundi, vous avez mangé de la purée. Vous aviez l'air d'y prendre plaisir.
Samedi, votre tante est venue vous voir.
Jeudi, vous avez craché votre médicament"...
Il n'y avait ni blâme, ni demande de réponse dans son ton. Il y avait une profonde douceur, une empathie inaltérable, une patience qui savait s'arrêter aux manifestations d'agitation ou de détresse.

La perception aigüe, sans doute-en tous cas, c'est ce qui me fut transmis- que l'ultime offense est la disparition du témoignage de votre existence, si ténu, si trivial soit-il.
En s'astreignant à cette rituelle mélopée, elle contribuait à diminuer leur angoisse, mais aussi celle des soignants. Car vient un moment, après 10 ans de purée coulant au commissures, où l'on ne voit plus la raison de continuer, où le geste, de las, devient brusque, où la rancœur cristallise en impulsion haineuse.
C'est alors le moment du désespoir.
En parlant les satisfactions minuscules, les accrocs du quotidien, les minimes modifications de comportement, mine de rien, elle avait réussi à faire baisser les doses de neuroleptiques de façon frappante.
Je lui dois beaucoup.


Ce que dit Samantdi est loin de cette terrible réalité. Mais il est question d'usure, de répétition, d'impasse. Comment redonner du souffle, quand on a l'impression que rien n'arrête la machine à broyer, rien ne sauve du gâchis, que la taule est le seul horizon annoncé, que le reste de la famille risque l'effritement?

Ecrire, dit Samantdi, en écho à l'une de mes interrogations. Ecrire les paroles du père qui est le seul de la famille à ne pas avoir fait de prison, écrire les paroles de l'oncle qui a renoncé un jour à ne faire qu'y entrer et sortir, écrire les paroles des petits qui ont assisté à l'arrestation du grand frère, écrire les parcelles, qui remontent à la surface, comme arrachées aux restes de naufrages, mais aussi écrire ce qui l'a soudé à cette famille.

Ecrire. Lui, eux, nous, de toutes façons, en seront plus humains.

4 commentaires:

samantdi a dit…

Merci de me dire qu'en le faisant, je m'inscris dans... que des gens avant moi avaient aussi pensé que, experimenté... c'est important, c'est rassurant....

Marianne a dit…

Je viens juste de vivre le côté spolié , c'est ainsi . Bel écrit comme d'habitude . Je ne sais que dire .

JEA a dit…

Yoram Kaniuk :

- "J'écris sur la blessure, pas sur la consolation".

Anonyme a dit…

"Ré-humaniser".
C'est peut être là, la seule bonne réponse pour commencer à répondre à toute question.