Bonjour, je m'appelle Anita, et je suis accro aux livres depuis l'âge de 6 ans. Je ne peux pas vous dire comment ça a commencé. En fait, je crois que toute ma famille est accro.Pour eux, c'était naturel, ils ne se posaient pas questions. Quand j'étais petite, personne ne m'a prévenue que j'allais bouffer de la poussière, ruiner le dos de mes déménageurs bénévoles, dépenser l'équivalent du PIB de la République de San Marin, et faire crâmer les purées de mes bébés. Et je ne parle pas des nuits sans sommeil.
Je décroche petit à petit. Mais j'ai encore des rechutes. Vous savez ce que c'est, on croise des dealeurs à chaque coin de rue.
Mais ce n'est pas de retomber dans la dépendance qui me fait honte.
Non, le pire, c'est... c'est que...
C'est moi qui ait fourni leur premier livre à mes enfants.
Et maintenant, ils sont accros. (sanglot)
LE CARTON EN S
Dans le carton, il y avait aussi Albertine Sarrazin. C'est presque machinalement que j'ai empoché le Journal de Fresnes. Elle est depuis si longtemps avec moi, a fait tant de déménagements que je ne me suis pas aperçue à quel moment je suis devenue beaucoup plus vieille qu'elle ne le serait jamais.
Figure paradoxalement tutélaire de mes 15 ans, brune, nette, écrivaine, taularde et morte, comment n'aurait-elle pas versé un baume sur ce qui poussait, incohérent et dépareillé en mon propre coeur?
Elle m'apparaissait incroyablement assurée, et il me faudrait des années pour concevoir que les gens si semblablemement sûrs n'écrivent point, et comment les mots jetés, un à un, comme on s'applique précautionneusement à respirer pour éloigner la douleur, comment les mots vous tiennent debout.
Dans mon adolescence trop peu bornée, il y avait un véritable espoir à lire la liberté gagnée dans l'étroit corset de la cellule et des jours judiciairement comptés.
Je ne sais pas si je relirais l'Astragale ou La Traversière. La Cavale, oui, sans doute.
Mais plus encore ses journaux, ou les biftons de prison. Ces écrits, toujours adressés à quelqu'un, ne serait-ce qu'à l'ombre de l'Administration Pénitentiaire susceptible à chaque instant d'y jeter un regard malveillant, offre un mélange d'intimité, de masques choisis, de préciosité et d'abandon, qui ressemble très fort à un exercice actuel que nous connaissons tous ici. Et quelle écriture, incisive et sensuelle!
Pour ceux que la biographie intéresse, notons que l'histoire d'Albertine trop vite disparue est le genre de roman qu'on n'oserait écrire qu' à 18 ans. Enfant des "amours" ancillaires d'un médecin militaire petit et alcoolique ayant engrossé une jeune bonne de 15 ans juive algérienne, (c'est dire, en 1937 la considération qu'on devait lui témoigner), elle fut abandonnée à l'Assistance Publique, réadoptée clandestinement par ce père, dont la femme, stérile, ignora tout du lien entre lui et cette enfant. Elle fut à 10 ans violée par un oncle paternel, enfermée par la volonté de son père au Bon Pasteur à 15 pour des manifestations somme toute classiques du déchirement adolescent, et pour lesquelles, n'importe qui, au courant de son histoire, lui aurait trouvé des circonstances exténuantes.
Evadée, auteur à 16 ans d'un casse minable et maladroit (elle en fera, semble-t-il, de plus brillants avec son époux), l'intelligence confondante de ses journaux intimes saisis au cours de son arrestation, la firent déclarer "perverse constitutionnelle" par la justice et condamner à 7 ans de prison.
Encore un triste cas d'héritabilité du trouble du comportement, mais il eut été sans doute préférable, pour la morale, sinon pour la littérature, de fourrer le médecin-colonel et son frère en taule avant leur fille et nièce. Ce ne fut pas le cas, et le père put tranquillement entamer la procédure destinée à ôter son nom à cette enfant dont la conduite lui faisait franchement honte, et qui ne fut pas assez reconnaissante d'avoir été "ramassée dans le ruisseau" (sic).
Que celui qui redonna vie, amour et nom à l'enfant algérienne reniée soit un Sarrazin, qu'elle ait échangé le patronyme d'un vicieux honnête homme contre celui d'un intègre malfrat, est encore un exemple de ce qu'on n'oserait inventer dans cette histoire.
Voila, Albertine va sortir de sa cellule cartonnée, et je vais relire en plein soleil, cet anté-blog, ce passe-peine vital et exigeant.
5 commentaires:
Les dealeurs sont aussi de grands accros...
Encore, encore!!!!
Je me souviens d'Albertine Sarrazin et de son incroyable regard... je parlais d'elle il y a peu avec un collègue qui cherchait des références d'écrits sur la prison, mais j'ignorais tout de son histoire familiale (incroyable histoire...)
Tu me donnes envie d'aller me plonger dans cette "astragale".
Bonne lecture !
C'est pire que la cigarette (clin d'oeil à Samantdi) ! J'ai essayé cent fois de m'arrêter, cent fois je suis retombée dans cette dope.
Et le pire est sans doute l'incontestable amour de cette drogue dure qui porte vos textes enfiévrés. On y lit non seulement la haute estime où vous tenez la littérature, mais également, mais surtout, un grand texte littéraire. Les mots, comme l'amour, sont des pièges, mais il est si bon de s'y laisser prendre …
@ la Bacchante : espères-tu plaider l'irresponsabilité?
@ Samantdi : Oui, sur certaines photo, elle est sidérante... Je ne sais pas ce que donne la découverte d'Albertine passé l'adolescence. Tu me raconteras?
@Saperli: Son mari vécut le reste de sa vie dans une totale dévotion à l'image d'Albertine- et ne s'est probablement jamais remis de son décès (elle est morte d'une erreur d'anesthésie condamnée comme ayant été d'une incroyable négligence). Ses écrits quotidiens sont parfois obscurs, mais passionnants à lire.
@Oxygène. Reste la chirurgie du cerveau? (la méthadonisation par la télé n'ayant jamais eu de prise sur moi...Les blogs, mieux déjà!)
@Pascal : il y a toujours une part consentie dans ce genre d'esclavage. Votre commentaire me touche, me voilà baleine harponnée...
Dommage, aujourd'hui votre site" insurrection poétique" ne répond pas. Je le mettrai en lien dès que possible.
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