22.8.07

portrait de famille au numéro et série noire


Si je vous parle de John Reese, je vais être obligée de vous parler de mon grand- oncle.
Ou pour dire mieux, si je vous parle de Shapiro, je vais être obligée de vous parler d'Alexandre. Ce sont tous deux des personnages de roman : Shapiro est le personnage central d' Alias Tire-au-But, et Alexandre un élément périphérique et curieusement fondamental de ma propre saga.
Au vrai, je connais bien mieux le premier que le deuxième. Je n'ai rencontré Alexandre qu'en de rares occasions et il est mort depuis longtemps, mais nombreux sont les mots clés qui continuent de créer l'évocation. Par exemple : Russe, anarchiste, juif , ébéniste, Garibaldi, charisme. Et aussi amour et Série Noire, mais nous y reviendrons.
Bref, dans l'histoire, Alexandre tient le rôle d'un homme massif et alerte, avec des mains puissantes, une belle tête de lion aux yeux fendus, comme peuvent en avoir les russes d'un certain âge-voyez Bakounine!- des grands rires d'ogre végétarien, et des colères sans doute inoffensives. Il vivait en concubinage bien avant 68, en plein pays cul-bénit et avait survécu au diabète insulino-dépendant, aux grèves ouvrières parfois mortelles des années vingt, à la deuxième guerre mondiale, et, selon moi, à un père imbécile et brutal. Ce dernier, malgré la proposition de l'instituteur de payer entièrement les études de ce gamin si surprenant, refusa d'un mot rare dans la bouche d'un juif ashkénaze : "je suis ouvrier, mon fils sera ouvrier comme moi."
Il fut donc ébéniste, et pour tout regret, se contenta de dire en souriant :"je n'aime pas les gens qui menuisent".

Je dois à Alexandre deux mailles de mon tricot, qui ne se sont toujours pas usées. La première, c'est que l'amour, vivant, palpable entre deux êtres est possible au delà de soixante dix ans. Sa compagne eut peut-être plus de patience que d'éclat, mais jamais l'amoureuse complicité ne disparut de leurs regards échangés.
A soixante douze ans, il laissa pousser sa belle chevelure grise au delà des épaules, puis la coupa, pour la transformer en faux chignon pour sa compagne, qui perdait la sienne sous l'effet de l'âge et s'en désolait.

L'autre maille, beaucoup plus encombrante que le souvenir de cet inventif amour, surgit de sa grosse patte, lorsqu'il estima que douze ans était un âge respectable pour commencer la Série Noire.
Il m'offrit "Fantasia chez les Ploucs" de Charles Williams, et "Alias Tire-au-But" de John Reese.



Ou l'on voit que la triche fait toujours partie du jeu.

J'ai triché.
L'histoire de Mr Shapiro qui faillit s'appeler Shapiro-une-oreille n'est pas sortie d'un carton.
Je l'ai racheté très récemment à un bouquiniste, parce qu'il m'aurait été trop coûteux de vérifier s'il était bien en caisse, tant je l'ai prêté et perdu, et trop difficile d'imaginer qu'il ne soit plus dans ma maison.
Tire au but est un diamant-minuscule bien sûr, voyez mes mains, voyez ma maison, imaginez vous bouchons de carafe à mes doigts et oeuvres complètes de Chateaubriand à mes rayons?
Minuscule donc, mais d'un éclat insolite. Un diamant noir et tendre, l'auriez vous imaginé?
Non, je ne vous raconterais pas l'histoire, vous n'auriez plus envie de le lire. Mais laissez moi vous parler de Shapiro. Ce n'est pas un héros. C'est un juif né à St Petersbourg et arrivé enfant aux Etats Unis. Il n'est pas très grand, brun, avec des traits flous et agréables. Ce n'est pas un couard, c'est simplement un homme tranquille et observateur, heureux de son métier de représentant de commerce dans l'Ouest américain. Mais son âme de spectateur est traversée du sentiment de la beauté, et c'est pourquoi il aime le désert d'un amour constamment stupéfait, et la jeune Viola d'un amour plein d'oblation et de compassion. De la compassion, il en éprouvera aussi pour Lucille, la femme entretenue brutalement jetée à la rue, et même pour Bert Dysart, le beau cow boy dévoré et malsain, et ceci malgré que Bert ait menacé de lui couper une oreille.
C'est à mon avis ce sentiment de la beauté et son instinctive pudeur qui conduiront Shapiro à devenir le héros d'un instant, parce que quelque chose en lui s'oppose à la fascination du désastre.
Shapiro est un diamant minuscule, sur lequel je marche quotidiennement sans m'en apercevoir, et dont la découverte impromptue me saisit toujours de la même émotion reconnaissante. Shapiro est un brave type.

9 commentaires:

l'âne Onyme a dit…

En quelques mots cet oncle Alexandre a quitté l'anonymat dans lequel il résidait pour faire partie de la famille humaine, je dirais même plus littéraire.
A tous ceux qui sortent des moules, qui sortent des rangs pour employer une métaphore moins maritime, merci. A ceux qui les racontent aussi.
Les larmes au coin de l'oeil que je leur doit sont l'expression de ma propre humanité retrouvée. C'est la Fraternité des anonymes*
Anonyme : terme télévisuel pour désigner une personne qui n'a pas tué, pas volé, pas chanté et dont la fortune personnelle se situe en dessous de celle de noël forgeard

Unknown a dit…

Moi, dans Shapiro, ce que j'aime bien, c'est son nom.

Anonyme a dit…

Je souris jusqu'aux oreilles en pensant à ton Alexandre et à l'amour qu'il tricotait en le cordant d'anarchie et de Série Noire. Mon Alexandre s'appelait Noémie. Et Fantasia chez les Ploucs, c'était vraiment bien ! Je m'en vais à la quête de Shapiro.

Anonyme a dit…

Quelle jubilation à la lecture de ce billet, je le savoure ! Merci Anita !
Je connais bien Fantasia chez les ploucs, et les polars de Charles Williams en général. Le second dont tu parles, eh bien je vais le découvrir, et déja je salive !

Tiens je viens de me remettre à relire L'Homme au cercles bleus de Fred Vargas, c'est ton billet qui a dirigé ma main !

Tellinestory a dit…

@Chouette l'âne n'est plus nonyme, il a même sa photo, et ouvert blog. Contente que l'oncle vous soit sympathique.
@La bacchante: avec une ou deux oreilles?
@Meerkat: Hé hé, "fantasia chez les ploucs", c'est l'equivalent en culte des "tontons fingueurs"!
@Fauvette: tu me diras, pour ta rencontre avec Shapiro?

Still a dit…

Magnifique billet et magnifiques personnages tout vêtus d'humanité et de tendresse créative...
Les diamants sont éternels...
Des bises

Anonyme a dit…

Fantasia chez les Ploucs, voilà un ouvrage qui m'a valu plus de crampes aux zygomatiques que tout autre. J'ai adoré le personnage de Caroline Tchou Tchou tellement à l'opposé du puritanisme américain. C'était en 1967 et, depuis, j'ai rencontré peu de personnes qui avaient lu ce livre. Je suis ravie que tu en fasses partie.

Anonyme a dit…

Cet Oncle précieux me fait penser à Cavanna un peu, enfin c'est comme ça que je le vois.
Quelle chance d'en avoir connu un comme lui !
:-)

Tellinestory a dit…

plus russkof que rital , mais y a de ça!