Elle descend l'escalier, à peine réveillée. C'est encore une enfançonne, le mollet bâillant hors du pyjama défraîchi, la tignasse embroussaillée masquant le visage mince, l'oeil encore enfoui . Elle oursonne, grognonne, s'étire. Pendant que je prépare le chocolat, la tartine rituellement fendue et beurrée, elle file chercher son Asterix du matin.
20 minutes durant, rivée à sa lecture matinale, elle remuera le contenu de son bol avec son peigne et tentera de se coiffer avec son toast.
Elle est si jeune! N'est-ce donc pas possible de faire dévier cet implacable destin?Ne vous moquez pas, je vois poindre les premiers éléments liturgiques de cette secte infâme:
-Je finis mon chapitre.
-Attends!
-cékika pris mon livre?
-On pourra acheter le tome trois, quatre-cinq-dix?
-Cekika perdu ma page?
-j'arrive!
- y meurs à la fin?
-t'as fini? je peux le prendre?
-Tu peux porter mon sac, l'est trop lourd...
Que peuvent, contre cela, mes exorcismes pauvres et mal convaincus?
-Dépêche -toi!
-Quand je dis tout de suite, c'est tout de suite!
-Eteins la lumière!
-Ah non, tu as voulu les emporter, tu portes.
Rien sans doute.
Et dès que j'ai le dos tourné, la marée rampante du livre reprend l'escalade du lit, du bureau rose, de l'escalier et de la branche basse du figuier...
LE CARTON EN LDans le carton en L, il y a , il y a toujours eu Rosamond Lehmann.
Qui la lit encore?
Elle est en Purgatoire, après avoir connu la célébrité dans les années 30. Au vrai, si l'on peut se figurer le Purgatoire des Écrivains comme un lieu matériellement bien achalandé en cigarettes et en gin, je ne crois pas qu'elle s'émeuve plus que ça d'y séjourner.
J'ai dit gin et cigarettes. Le thé aussi bien sûr. Mais si j'avais rajouté ce dernier élément au fait qu'elle soit femme, anglaise et qu'elle s'appelle Rosamond j'aurais eu peur de voir filer la déjà mince partie masculine de mon lectorat, et franchement, c'eût été dommage.
Alors, dans ce Purgatoire qui ressemble plus à la Gare de Paddington dans le fog, qu'au salon de thé de Harrod's, il faut imaginer R. Lehmann en position d'observatrice attentive, masquant sous son détachement, une sensibilité extrême. Ironique avec les traits de classe si évidents dans la bonne société anglaise de l'entre-deux guerre, violente, parfois (" vos enfants savent-ils déjà qu'ils vous détestent?"), et pourtant pitoyable à leur involontaire emprisonnement, elle se révèle, peut-être malgré elle, une entomologiste élégante et parfois cruelle.
Rien n'est moins mièvre que Rosamond, malgré son prénom et les titres de ses livres, malgré même ses thèmes.
L'invitation à la valse raconte la semaine d'une adolescente qui attend un premier bal,
Poussière le parcours sentimental d'une étudiante fascinée par une famille de cousins,
Intempéries, mon préféré, un livre interlocuteur, en quelque sorte, retrouve l'héroïne de
L'invitation à la valse, dix ans plus tard, précarisée par son divorce et son choix de vivre indépendante, et décrit son histoire d'amour avec un homme marié.
Les personnages de son oeuvre sont toujours au bord de quelque chose, assez près pour s'y sentir lié, trop loin pour y appartenir complètement. Et c'est dans cette distance, même minime, que naît le récit
Olivia, l'héroïne de l'invitation à la valse, eût elle entièrement plongé dans le bal qu'elle n'en n'aurait rien eu à dire. Et, dans le roman suivant, c'est à mi-chemin entre le monde de l'aristocratie et celui de la précarité qu'elle inscrit une histoire d'amour incomplète et un avortement clandestin.
Pourtant, ce n'est pas par empêchement à sentir, que se dérobe l'achèvement de l'histoire, sous forme d'un statut dûment reconnu par la société et les contes de fée. S'il y a une tragédie de l'impuissance, ce n'est pas par la glaciation des sentiments, mais par l'impossibilité de la fusion associé à l'impossibilité de renoncer au désir de fusion avant que l'histoire ne soit vécue.
Les histoires d'amour ne tiendront pas d'autres promesses que d'être à vivre.
Peut être, d'ailleurs, que le point central, chez Rosamond Lehmann, est moins la difficulté de se lier à un être, que l'impossibilité de se sentir appartenir à un groupe. Judith, l'héroïne de Poussière, est fascinée par la famille entière des Fyfe, et l'amant d'Olivia lui entrouvre une porte vers un monde de l'aristocratie qui l'attire et la rebute à la fois. (Oui, Samantdi, je pense
à ton moëllamant!)
Chez Rosamond Lehmann, les mères sont essentielles, nécessaires, solides et pas toujours bienveillantes. Voici ce qui apparaît après la description de la maison de famille d'Olivia:
"Oui, c'est certain, ces murs renferment un monde. Ici, la durée tisse sa toile d'une pièce à l'autre, d'un an à l'autre. Le temps est en sûreté, dans cette maison. Quelque chose d'énergique, de concentré, de fort, de calme s'y développe, quelque chose qui a ses lois, ses habitudes, quelque chose d'inquiétant, de tyrannique, à quoi il ne faut pas se fier tout à fait; quelque chose d'atroce peut-être. Une plante curieuse, aux fortes racines enchevêtrées : un spécimen unique. Une famille en un mot."(
L'invitation à la valse)
Ceux qui savent ce qu'il y a sous Anita sauront que je vous livre ici bien plus qu'une chronique littéraire. Deux de mes filles portent le noms d'héroïnes de cet écrivain, et si le choix fut délibéré pour l'une d'entre elle, la coïncidence pour l'autre me revint un jour dans la figure comme une évidence évitée. Par ailleurs, Rosamond Lehmann aime les jardins, l'adolescence, les livres et les hommes.(Et peut être aussi, à distance, les femmes qui aiment les femmes).
Par dessus tout, je la considère, à l'instar de Jane Austen et Margaret Mitchell, comme l'un des très rares écrivains jusqu'à une date récente, capable de poser un personnage féminin qui ne soit pas sublimé ou forcé. L'exigence de l'authenticité a un coût, et c'est sans doute pour cela, qu'aucun roman de cet écrivain ne se clôt sur la rassurante certitude qu'ils furent très heureux et eurent beaucoup d'enfants.
Mais comme dit une très belle chanson de Mac Orlan :
"C'est peut-être le prix d'une vie sans sagesse
Mais pour la sagesse, c'était pas mon fort
lalalalalala....."Ps: pour ceux qui débarquent, cela a commencé
ICI.