
Il m'a dit tu devrais écrire.
Alors, je l'ai envoyé là, enfin, ici et il a dit oui.
Je pense que, comme beaucoup, il a pensé mais.
Mais écrire, hein, arrêter de crayonner et y aller franchement, avec un pinceau ou une truelle, mais qu'on en ait enfin, du papier à caresser. Que ça pèse dans le sac, que ça occupe les mains et les yeux en attendant cette rencontre au café qui n'aura peut être pas lieu, avec cette femme qui vous demanderait ce que vous lisez, ou cet homme, justement, qui aurait acheté le même, il y a 8 jours, mais qui n'aurait pas vraiment accroché, comme si on passait notre temps suspendus aux pages, harponnés par les histoires des autres.
Cousus, tout le temps, du fil blanc des destins inventés, des chansons qui traînent et vous entaillent. (C'est très important les entailles. Ça permet de voir le dedans, le dehors aussi quand on est dedans. Bien sûr, au moment même de l'incision, il y a cette surprise, la douleur parfois, ce moment de retrait. C'est rapide, une entaille, parce que c'est exactement le contraire d'une usure.
Ça fend l'enveloppe et on crie un peu, c'est saisissant.)
Il m'a dit tu devrais écrire et bien sûr, je m'en suis tirée avec une pirouette. Est-ce que je pouvais lui dire, moi, que j'avais passé mon samedi entre une librairie et un magasin de sport et qu'il n'y avait pas deux endroits plus propices pour comprendre à quel point c'était impossible d'écrire.
D'un côté, il y avait ces piles et ces piles, inlassables, entassées en tours précaires, tous ces gens qui avaient écrit comme le vieux juif qui courait dans le ghetto de Lodz en criant " j'ai la réponse! j'ai la réponse! qui a la question?"
Et puis de l'autre, il y avait tous ces gens qui avaient du temps à occuper avec leur corps et c'était bien d'être là, à les regarder sortir, parce que le magasin ne donne plus de sacs en plastique, alors il en ont plein les mains. Et on peut leur inventer des vie, comme on s'invite chez les autres, aux caisses des supermarchés, en regardant ce qu'ils ont acheté. Même s'il n'y a rien de vraiment appétissant, la gourmandise, ce n'est pas les yaourts à la myrtille, c'est la vie qu'il y a autour. Comme cette fille, jolie et pâle, ce 14 février, qui n'avait déposé sur le tapis qu'un rouleau de papier cadeau et un pot de cire à épiler. On a beau grincer des dents à ces histoires de Saint Valentin, c'était bien, ces deux petits objets sur le gris du tapis roulant et entre les mains fatiguées de la caissière.
Ce magasin de sport c'était pareil. il y avait ce couple âgé qui sortait avec deux petits pliants métalliques et puis cette mère de famille avec une tenue de danse pour cette petite fille qu'elle houspillait sans tendresse, de ces mères qui veulent tout bien faire pour des enfants qu'au fond, elle ne savent même pas si elles les supportent, ceux qui vont au ski et qui ont oublié le stick à lèvres, celui qui entre pour meubler son après-midi et qui contemplera longuement les kayaks de mer orange et bleu exposé dehors.
Et puis cette minuscule enfant qui réclame de la voix et du geste ses premières lunettes de soleil qu'elle peut mettre toute seule, qui s'en va le nez levé, marchant encore avec cinq degrés de gîte à chaque pas, avec l'étiquette qui lui caresse la joue, dans son petit manteau qui semble toujours devoir s'envoler avec elle dedans.
Je n'ai pas osé lui dire, à l'ami, que je ne savais pas créer des vies héroïques et aventureuses, que peut-être, finalement, je n'avais aimé que ça, ces torrents de mots et d'évènements qui vous laissent pantelant, jusqu'au milieu de la nuit, ces vies d'outre-réel toujours si ardemment, si pleinement dessinées qui vous emportent toujours un peu plus loin. Mais qu'il faudrait, pour en inventer, que je m'éloigne de ces vies banales, aussi précieuses qu'est la mienne, dans leur imprécision salutaire, dans leur fatras alluvionnaire, ces vies à vivre.
Il me dit que je devrais écrire et moi je sais que je ne saurais jamais au nom de quoi extirper, plus qu'une autre, une vie minuscule hors de la rumeur du monde.