29.11.08

Rester un médecin sans cible.


Bon.
Ben voilà.
La visite des 6 ans, dans sa forme ancienne, a vécu.
Le département dans lequel j'exerce, dont l'une des spécialités non culinaire est la résistance sous forme de petit village gaulois narquois a tenu bon dernier, mais maintenant, c'est fait.
Nous ne verrons plus, indifféremment, sans distinction, le pauvre, le riche, le grand, le petit, le public, le privé, l'agile, le pataud, le rieur et le secret, l'enfant de prof et l'enfant de putain, celui du quartier Est et celui du Nord, le trilingue et le mutique, l'obèse et le moineau, l'alpha et l'oméga au milieu de beaucoup de petits couci-couças.

Désormais, nous ferons, comme le reste de la France, des "visites ciblées". Pan! j't'ai vu, allonge-toi!

Le plus curieux, c'est que vous allez trouver, dans les lignes qui suivent, un plaidoyer pour le systématique, alors même que dans ma réalité, dans ce qui constitue mon quotidien réel, ces visites ont fini par me faire tartir à un point prodigieux. Le nécessaire dépistage du langage les ont beaucoup formatées, au point de rendre parfois difficile la possibilité de création d'une vraie rencontre et les items répétitifs, commencés en début de saison et de journée dans la bonne humeur, finissent par être le genre de pensum qui annihile complètement la pense-femme que je suis.
Et, bien entendu, quand je découvre sur mon agenda, qu'après avoir casé toutes les visites de maternelles, il me reste, sur toute l'année, vingt-huit jours ouvrables pour répondre aux demandes de quatre collèges, deux lycées généraux, deux lycées professionnels et une trentaine d'école primaire, vous saisirez sans peine qu'il y a une forme de soulagement à imaginer autrement son année.
Mais quand même.
En fait ce qui rend insupportablement lourd ces visites, ce n'est pas leur conception, c'est l'absolu manque de médecins pour les réaliser, sans qu'on soit obligé de choisir entre le systématique et la demande, entre le chalutage et la pêche à la ligne.

Pour répondre à un problème quantitatif, on modifie sérieusement cette visite sur la plan qualitatif.
Nous ne ferons plus de dépistage. Nous travaillerons sur ce qui a été dépisté par d'autres. Pour nous, c'est une modification conséquente: je ne me fierai plus à mes yeux, mes oreilles et mes mains, mais aux yeux et aux oreilles des enseignants, des infirmières et des membres du Rased (oui, ne pouffez pas, ceux-là même qu'on veut supprimer), et peut-être, en sus, aux mains de mon collègue de PMI, à condition qu'il continue, lui, à les voir tous.
J'ai la chance de travailler cette année avec des infirmières que j'estime très compétentes. Au point d'hésiter sérieusement devant cette nouvelle responsabilité qui leur échoit.
C'est en partie au vu de leurs données que je déciderait s'il faut, ou non, un examen approfondi.

Rude responsabilité aussi pour moi, sur des bases que je ne maîtrise pas encore, de déclarer qu'un enfant ne me semble pas devoir être vu. Bien sûr, dans un certain nombre de secteurs, certains enfants n'avaient aucune visite.
Mais franchement, ne pas faire d'examen, est-ce que cela vous fait la même chose que de recevoir de la part d'un médecin un avis rassurant?
Ben non.

Je ne m'inquiète pas pour mes découvertes de hasard, qui auraient forcément donné lieu, un peu plus tard, à une consultation. Les enfants, sauf exception, sont bien suivis.
Je m'inquiète des effets que ce ciblage aura sur le coeur même des échanges. C'est vrai qu'on me renvoie un peu sèchement parfois, que l'on a pas besoin de moi. Soit parce qu'on estime que son enfant va très bien, soit parce qu'il va suffisamment mal pour être déjà entouré d'une foultitude d'acteurs. Dans un billet de Tili, on voit bien que le dilemne d'un médecin contrôleur de la sécurité Social est le même. Soit il contrôle impartialement, au risque de provoquer des réactions douloureuses-avais-je besoin de cela?-ou bien il cible et il annonce par son geste même, avant toute relation : " je pense que vous truandez".

J'ai toujours essayé, quelque soit le contexte, de faire en sorte que ces visites systématiques apportent une forme de plus-value à mes patients. Soit parce qu'émerge un vrai problème, soit parce qu'on balaye une inquiétude qui n'avait pas lieu d'être. Parfois, c'est juste dire à un parent qu'il a bien travaillé et fait un beau petit en pleine forme. C'est peu? Allons, il faut savoir cultiver aussi le narcisse en pot, c'est excellent pour la santé...

Mais l'aspect universel de cette visite me permettait aussi de rassurer les parents malmenés, inquiets, précaires, fuyants . Ceux qui amorcent un mouvements de retrait, refusent haut et fort ou bien n'envoient pas l'enfant à l'école. C'est vite vu d'en faire des parents maltraitants. Ils ont plus généralement peur d'être jugés. Dans ces cas là, je vous jure que je suis bénigne, obtuse, niaisement obstinée,souriante et rivée à mon objectif. "J'vous comprend bien, ma bonne dame, mon bon M'sieur, mais moi, j'sus obligée, sinon je me fais super méga disputer par ma chef qu'elle est horrible".
Je vous passe les détails de mes stratégies d'arapède. J'arrive à moins de 2% de refus dans lequel on peut trouver 1% de situations visiblement inquiétantes sur lesquelles j'alerte et 1% de variables qui nous permettent de dire qu'on n'est pas dans une république bananière.
Ceux-là, les furtifs, je vais sans doute les perdre, sauf à trouver de nouvelles stratégies.
Je me creuse aussi la cervelle pour savoir comment garder une prise sur l'autre bout de la chaîne. Ceux qui n'inquiètent pas, parce qu'ils sont tellement dans le désir de se conformer au désir des adultes à leur égard, qu'ils y laissent la peau-ou plus souvent l'intestin, tétanisé, en vrac, chaque matin avant d'aller à l'école. Ceux qui sont tellement perfectionnistes qu'ils pleurent d'un trait tremblé, d'un rond imparfait. Ceux que je surveille du coin de l'oeil, parce que je me demande toujours comment l'adolescence va passer là dessus, lequel d'entre eux constituera une vraie défense phobique, ceux chez qui des troubles alimentaires sont déjà présents. Ceux-là ne me seront pas, a priori, signalé par l'école et encore moins par les parents.
Sauf si.
Sauf si je me bouge pour inventer quelque chose qui soit acceptable pour moi et pour les patients que je veux intéresser à me rencontrer.
De toutes façons, je n'ai pas le choix. Le cadre m'est imposé. Il s'agit d'un mouvement amorcé , il y a déjà plusieurs années et qui atteint enfin le dernier département qui s'y refusait. Mon choix n'est pas faire ou ne pas faire, mais comment faire pour sauvegarder des enjeux qui me semblent précieux, dont je sais qu'ils se situent dans la tache aveugle de l'administration.
Si cela n'est pas possible, je pense que je m'en irai. Ce n'est pas pour faire plaisir à l'institution que je me préoccupe d'aider les enseignants à mieux comprendre les enfants différents et le poids des pathologies sur les apprentissages. Si je le fais, c'est parce que dans toutes les séquelles qui peuvent résulter d'une pathologie, la séquelle scolaire est l'une des plus lourdes.
Mais je ne conçois pas que notre présence ne doive servir qu'au dépistage de ce qui entrave les apprentissages. Sous cette forme, c'est une cannibalisation des enjeux de santé au profit de la seule institution.
Cela fait 15 ans que je m'emploie au service des élèves. Avec le sentiment que pour un médecin, il n'y aurait point de sotte niche écologique et qu'il est important d'occuper celle qui vous échoit avec honnêteté, conscience et pragmatisme. Mais je crois n'avoir jamais perdu de vue l'enfant. Ni les parents.
J'ai bien le sentiment que ce changement me déloge. Je ne veux pas me répandre en plaintes. Mais je veux comptabiliser clairement ce que je refuse d'abandonner en route.
Il est possible qu'on vienne essayer de me convaincre qu'il s'agit de choses de peu de valeur, que notre société a tout intérêt à les laisser tomber parce qu'elles se sont révélés, à l'usage, encombrantes, peu utiles en terme de santé publique.
Bien d'accord sur la bandelette urinaire, que je n'ai jamais pratiquée.
Mais en ce qui concerne les vulnérables d'entrée de jeu et les hyper-adaptés qui y laissent la peau et les os, je vous préviens :
pour me convaincre qu'il ne faut plus s'en préoccuper, va y a voir du boulot.


PS: malgré tout le mal que je pense de la capacité de ce gouvernement à gérer les problèmes de santé, ce qui se passe là n'est pas de son fait. Mais vous avez le droit de dire qu'il n'a rien fait contre. Qu'il s'assied gaillardement sur ses propres lois, puisque cette visite est prévue dans la Lolf. (lol!) et que les trois bilans promis en vue d'améliorer la protection de l'enfance, c'est du pipeau.

9 commentaires:

samantdi a dit…

Dans mon imaginaire d'un "monde parfait", j'aimerais au contraire plus de médecins scolaires, plus d'infirmières et de psychologues.
Mais surtout pas pour les instrumentaliser et dire la norme.
Simplement pour soulager les maux et permettre que soient dits les mots.
Pour faire équipe.
Pour apprendre d'eux ce que je ne sais pas et pour leur apprendre ce qu'ils ne savent pas forcément.

Il me semble que la conception du médecin scolaire, telle que je la vis, est assez proche de celle du pompier appelé "pour intervention"...

Je t'embrasse bien fort, belle anita.

l'âne Onyme a dit…

Il y a quelque chose qui me chiffonne quand même : si un jour tu ne t'occupes plus que de "cibles". Qui les aura désignées ces cibles, les enseignants ? Et comment faire passer aux parents dans ce cas qu'il ne s'agit pas de délation ?
Le systématisme a une vertu, celle de mettre tout le monde sur le même pied, celle d'offrir le même traitement à tous les enfants. Comme tu dis, ceux de toutes tailles, de toutes formes, de toutes couleurs. Un idéal républicain en somme.
Parce que la douleur ne se trouve pas que chez les cancres, elle se niche parfois dans les traitements "hormonés intellectuellement" des premiers de la classe. Mais bien sur pour tout ça, il faudrait donner des moyens, embaucher, un autre monde quoi...

Valérie de Haute Savoie a dit…

Ta conception du médecin scolaire est vraiment belle, mais sans doute très rare et depuis longtemps dans certains départements totalement absente.
Mes deux enfants n'ont vu le médecin scolaire qu'à leur entrée en primaire. Ensuite c'est une infirmière, là une fois par semaine, qui miraculeusement pouvait à ces heures de présence, permettre à un enfant de rentrer ou non s'il était malade. Mon fils a "subit" une fois une de ces infirmières qui l'a traité de simulateur (mal de tête dû à son traitement) et c'est tout.
Je crois que cela fait longtemps qu'ici la médecine scolaire est un rêve.
De ce qui reste de ma scolarité, c'était la visite une fois l'an où l'on nous pesait à la chaîne (grand moment de solitude que je n'aimerais pas revivre).
Je crois que si j'avais eu la chance de te rencontrer, ma scolarité ce serait passée tout à fait autrement et j'aurais nagé moins longtemps dans cette dépression qui m'a accompagnée tout au long de mon adolescence.

Marianne a dit…

Mécano ou médecin c'est une roue qui aura du mal à retrouver sa fonction première , se retrouver dans un cadre pour avancer .L'illustration du billet par cette photo prend tout son sens .
Dans l'immédiat s'est peut être maintenir le médical dans les structures scolaires qu'il faut défendre même ciblées , il existe alors je fais toute confiance à l'imagination de l'auteure de ce blog pour faire un pied de nez aux nouvelles normes de l'administration .

Anonyme a dit…

A lire (dans ce billet et en général), tes questions, tes doutes, tes principes, tes envies, je me dis qu'il faudrait qu'on déménage pour que ma petite soit dans ta zone.

Elle donne tous les signes d'être parfaitement en forme, mais si un jour... ça serait bien pour elle de croiser une comme toi.

Anonyme a dit…

Arrête tu nous fais peur.

Remarque la médecine du travail, il y aurait aussi parfois des choses à dire et redire.

Anonyme a dit…

Bonjour bonjour,

Je viens incognito avec délice sur ce blog régulièrement, je m’y délecte de ta capacité magistrale à exprimer ce que je ressens confusément, j’envie la facilité de ton coup de plume (doit-on parler d’un doigté sur le clavier ?) la finesse de tes analyses, la justesse de tes coups de gueule et je me reconnais dans tes indignations…
Et pour ce billet-là aussi bien sûr… D’autant plus que je fais le même métier que toi, (je me demande même si on ne se connait pas…) et je comprends donc de l’intérieur ce dont tu parles. Et … Je ressens le même déchirement que toi face à cette évolution de nos missions.

Le « systématique » est encore pratiqué chez nous à 6 ans (contrairement à ce que tu penses, vous n’êtes pas les derniers !) Et tout en m’y accrochant (pour les mêmes raisons que toi) je perçois l’inepte de cette situation… et je suis bien incapable de trancher clairement sur ce qu’il faudrait faire idéalement. Et je reste dans une ambivalence tiède… Que l’évolution imposée tranchera pour moi à court terme.
Du systématique sur certains secteurs, alors qu’à quelques kilomètres le secteur voisin est découvert, et qu'un médecin scolaire de dépannage n'est missionné que pour les urgences, laissant les équipes et les familles se dépatouiller (avec l’aide des médecins généralistes le plus souvent) des enfants handicapés, en difficulté, des enfants malades etc etc… Sur des zones géographiques énormes, on a appris, tranquillement, par la force des choses, depuis plusieurs années à se passer de médecin scolaire… Donc la santé scolaire est superflue, CQFD… Cela me terrifie un peu, et donc depuis plusieurs années, je mets la pression à ma hiérarchie pour que l’on redéploie, pour ne pas laisser s’installer cet état de fait. Mais une pression molle… car le systématique, à moi aussi, me parait particulièrement important, dans un peu pays qui prône l’égalité des chances. Même si, médicalement, pour le médecin, c’est furieusement ennuyeux, voire desséchant comme travail. L’examen ciblé, « à la demande », est plus gratifiant, valorisant, intéressant pour le médecin…
La démographie médicale et la conjoncture auront raison de cette médecine non rentable, « de luxe » qu’est la médecine systématique (chez nous, la PMI fonctionne déjà uniquement sur du ciblé à l’école maternelle, depuis plusieurs années.) On se passera de nous, comme dans de nombreux pays voisins (en Angleterre, en Suisse, pour parler de ce que je connais, le métier que nous exerçons n’existe pas)
Merci de nous aider à réfléchir.
Laurence

Tellinestory a dit…

@ Samantdi : et des fois, des pompiers appelés par les pyromanes...
@L'âne: ben voilà. C'est ça.
@Valerie : le problème, c'est que la médecine scolaire homéopathique, ça marche pas. Mais tu peux toujours demander à rencontrer celui du secteur de G. si tu l'estimes nécessaire. Si tu veux me faire un mail, je pourrais te dire si on peut apporter quelque chose.
On a bougé depuis la visite à la chaîne! (ça, je crois que j'aurais pas supporté de faire)
@Marianne : on va tâcher, mais je crois que ça va demander un peu de temps. Je ferai un billet dessus, parce que j'observe clairement une rupture d'équilibre dans ma pratique. Ça me gêne et m'intéresse tout à la fois.
@Anne : va savoir pourquoi j'arrive pas à me faire du souci pour Cro-mignonne! Viens plutôt pour le climat!
@ Fauvette : la médecine du travail, c'est encore, sur le papier, une rolls magnifiquement pensée. faudrait juste de temps en temps mettre de l'essence dans le réservoir.
@Laurence: bienvenue à toi et merci de prouver qu'on est plein de consoeurs 'achement douées! je pense répondre plus amplement à ton commentaire-il y a tant à dire.
Si tu veux me laisser tes coordonnées, cela me fera plaisir de savoir où tu exerces. Et si nous nous sommes déjà rencontrées!


Des bises à tous et merci. ( surtout de la part de mon narcisse en pot qui a bien profité de toutes les choses gentilles que vous m'avez dites ;-))

Sar@h a dit…

Quand j'étais petite [Quoi ? T'as été petite Maîtresse ?] Nous avions visite médicale tous les ans ! Je m'en souviens car l'infirmière, c'était la grand-mère de ma cousine, alors j'avais le privilège d'une bise, Moâ ! Et puis, connaissant ma situation familiale, la médecin était gentille et compréhensive avec ma maman. Je crois quand même que c'est elle qui a expliqué à ma mère qu'il fallait que je dorme dans un lit à moi.

Outre le fait qu'il faudra signaler (encore de la paperasse) … et justifier (encore des mots à peser), le médecin ne verra plus que des enfants à problèmes … Où sera le rapport à la "normalité" ?
Un peu comme un(e) enseignant(e) qui a choisi de se spécialiser.
Moi, je préfère les groupes hétérogènes … Même si cette année j'ai un joli panel !

Qui plus est comme l'on verra encore moins le médecin scolaire … et bien on hésitera encore plus à la contacter !