23.9.07

Pour L.


J'ai connu la maison de L. avant lui même. Une maison magrittienne au charme impavide et troublant, que le soleil levant transperçait aussi bien que le couchant, une maison qui tirait l'oeil sans ostentation parce que quelque chose en elle avait été subtilement redessiné pour jouer avec l'eau et la lumière.
Je vois L. ce soir, qui boit trop. Je n'ai pas besoin de gratter sous l'écorce pour comprendre qu'il ne tient entier que par un quotidien miracle. Il m'honore de quelques phrases, comme des ponts inachevés, vues brèves sur déroutes, puis il me regarde, surpris.
Je pense que j'ai toujours de la peine à contempler le mal que se donnent certains pour vivre, et que je n'en suis pour autant nullement étonnée. Il est impossible de comprendre, et impossible de ne pas reconnaître cet arrêt du coeur et de la pensée, ce qui mord ainsi les ventres et étreint les dos, cette raréfaction épuisante du souffle et du demain.
De ceux-là, j'aime la politesse dérisoire et vitale, je retourne le fond de mes poches à la recherche de minuscules grains de sable à enrayer les rouages de la broyeuse. Je pense à cette femme âgée connue pour l'âpreté de sa langue et la provocation des ses paradoxes qui s'assit un soir sur mon tapis, et qui esquissa en quelques traits, un portrait si juste et si bienveillant du jeune mort qui me manquait ce soir-là à crever, que j'ai tout oublié de ses phrases, et rien de son intonation. Il y eut un temps où rien ne me fut plus consolant que l'absolu naturel avec lequel cet inconnu m'aida à descendre du bus avec ma poussette. Et bien sûr, certaines marées firent s'épanouir de curieuses bulles de sécurité, alors même que la morve me coulait en traces grotesques sur le visage.
J'écoute L, et je sais qu'aucun des ces grains de sable n'est utile en l'état, que le seul que je peux lui offrir ce soir est l'absence totale de scandale à une si prégnante envie de mourir. Je ne peux que la laisser flotter au dessus des verres, comme une promesse consolante que ÇA ne durera pas éternellement, même si ça dure encore et encore, que l'étau, un jour, se desserrera, d'une façon ou d'une autre.

Je pense à ce que j'enviais de lui sans le connaître, ce que d'autres lui envient certainement, je le regarde se servir un autre verre et sourire avec cette affabilité un peu raide, et je me dis que, toujours, nous est tu, à nous-mêmes et aux autres, le poids exact du prix intime que nous mettons à vivre notre vie.

9 commentaires:

Moukmouk a dit…

Oui, le prix de la vie. Il est si facile de juger "les autres". Surtout ceux qui ne sont pas doués pour le bonheur, ceux qui brulent de l'intérieur. Très beau texte.

Marianne a dit…

Quel beau texte , J'y trouve une certaine résonance qui met mal à l'aise devant l'impuissance à changer les choses . L'acceptation de l'inéductable se fait raison et l'on assiste à un suicide qu'aucun geste ne pourra éviter .

Anonyme a dit…

Tu bouscules tellement de pensées en moi que bien sûr je ne sais plus quoi dire. Cet épuisement à vivre dont tu parles sonne tellement juste.
Mais dire quand même qu'à ces moments où l'on ne sait pas comment on arrive à se rassembler ni combien de temps on tiendra, la simplicité d'un geste, l'apaisement d'une présence qui ne juge pas, le regard d'un chat peuvent beaucoup. Et que oui, l'étau se desserre.
Un très beau texte. Vraiment.

Still a dit…

"toujours, nous est tu, à nous-mêmes et aux autres, le poids exact du prix intime que nous mettons à vivre notre vie."...
Oh oui...

Anonyme a dit…

votre texte est superbe et me touche énormément ..
jusqu'au bout, on croit toujours qu'on va trouver le grain de bonheur qui arrêtera la machine ...
mais ...

Anonyme a dit…

Parfois un grain de sable, parfois un sourire, parfois une main qui se tend et la vie reprend, parfois le néant et la vie, la vie alors...

Anonyme a dit…

"le poids exact du prix intime que nous mettons à vivre notre vie" et la légèreté des grains de sable, si petits qu'ils n'ont même pas d'ombre.

Anonyme a dit…

Si beau et si juste. Merci Anita.

Tellinestory a dit…

il arrive, à certains fils de commentaires, que je ne puisse pas dire autre choses que merci, parce que voilà, ce sont justement les petits grains de sables qui... continuez, je vous en prie, à en semer de partout, même si on est jamais sûr de l'effet produit.
Merci à vous.