2.4.07

1968 : sous la plage


En soixante-huit, j’ai cinq ans.
Dans un journal, paraît l’avis de décès de Nicolas Bourbaki, célébrissime mathématicien imaginaire, qui recouvrait un courant bien réel.
Oui, 68, cela pourrait être cela, un événement menteur, le trompe-l’oeil d’une notice biographique, qui offre le spectaculaire en dissimulant l’essentiel, une blague de potache qui masque le déplacement fondamental.
Il ne m’est rien arrivé cette année-là, rien dont je me souvienne.
Néanmoins, ce qui s’y passa alors, court dans ma vie comme un filon de quartz au milieu du granit. Dissimulé le plus souvent, ressurgissant en affleurements parfois très loin des uns des autres, immédiatement reconnaissable.
Je n’ai rien connu du bruit, de la fumée, de l’agitation, ou bien rien ne m’en reste. Peut-être me suis-je endormie, un soir, comme peuvent le faire les enfants de 5 ans, la bouche un peu ouverte, tombée d’un coup au milieu des voix qui s’entrecroisent, de la fumée, du tintement des verres, et de la voix de Francesca Solleville.
Je ne suis pas sûre des sillons qu’ont tracés, en moi, les mots « autogestion », « situationnisme » et « division du travail ». Je pense même que leur principal stigmate est une méfiance ironique et embarrassée de toute théorie verticale, une préférence innée pour le fragmentaire, le douteux, l’incomplet. Je n’aime que les théories asymptotiques, celle qui tendent vers, en se gardant bien de l’atteindre, celles qui admettent en leur sein, une part d’irréductible qui, seule, leur donne sens.
Je sais par contre, ce qui est et demeure ineffaçable en moi. Dans ces discussions fiévreuses, les voix d’hommes se mêlaient à celles des femmes, comme rarement sans doute dans l’histoire. Ces voix de femmes disaient le désir à l’égal de celui des hommes, elles disaient la nécessité urgente d’être compagnons, elles disaient l’amour qui naissait du choix enfin possible, la volonté de porter des enfants voulus qui ne seraient plus des fardeaux...
Cela s’est dit dans la fièvre, cela s’est dit dans la tension, la violence parfois, le théâtralisme sûrement, car l ‘époque, plus encore que Dieu, vomissait les tièdes. Mais enfin cela s’est dit, et je suis presque certaine que la controverse ne s’interrompait même pas, lorsque l’un d’entre eux allait déposer l’un d’entre nous sur un matelas de fortune, au milieu d’autres enfants. Singulière berceuse à laquelle je dois une liberté inégalée dans le choix de mes amours, de mes voyages, de mon métier.
Berceuse qui compense le profond mensonge qui fit surgir, de dessous les pavés, non point la plage, mais un immense, un permanent, un obscène supermarché. Je n’ai pas le culte de la révolution de 1968, mais l’infime et fondamental déplacement que fut la révélation du fait féminin dans ma poreuse enfance, je le vis tous les jours, je m’en nourris, et, croisant les doigts, j’espère en avoir bercé mes petits.

(comme tous les billets qui portent une date, celui-ci est publié également sur le site des Ricochets des blogueurs)

6 commentaires:

Anonyme a dit…

C'était le temps où une femme sans homme était comme un poisson sans bicyclette... Enigme qui m'a toujours était comme une porte ouverte. Vers quoi ? Quand le saurais-je ?

Anonyme a dit…

:-)

Tellinestory a dit…

@ meerkat: une porte ouverte vers l'insoutenable légèreté de l'être?
@oxygène: je dirais même plus:
/\
\/ !

Anonyme a dit…

Merci. Mille fois.

Anonyme a dit…

" ... Singulière berceuse à laquelle je dois une liberté inégalée dans le choix de mes amours,..." Oui quelle chance nous avons eu nous les filles des années 60 par rapport à nos mères et maintenant à nos filles qui donnent de l'argent au Sidaction !

Anonyme a dit…

1968 en France mais 1960 ailleurs déjà : On vire tout et recommence (c'est parfait) on se moque de l'autorité (c'est très bien) on nique le pouvoir (c'est génial) et puis on se met tous à la recherche du mode d'emploi (introuvé à ce jour et finalement à écrire, par qui voudra bien ou pas) Comme dit l'autre : Pourquoi ta fille est muette ? Bises