5.7.08

Esquisse


Il y a, dans le visage levé de certains enfants, une demande qui pose sur nous comme une menace.
Ceux-là ne sont pas en quête d'amour, ni de tendresse. Ils exigent silencieusement de prendre place dans notre regard, ils veulent être nommés, comme si le mot, espéré comme un coup d'ongle perçant l'enveloppe, pouvait libérer ce qui gonfle en eux, cette douleur insituable de ne pas savoir encore comment être au monde.
Ceux-là, sans doute parce qu'une partie de moi est restée ininscrite, parce quelque chose a fait trou noir, quand je les rencontre dans mon travail, me laissent durablement leur empreinte.
Cette petite fille qui est venue , juste avant que son père ne l'emmène découvrir le nouveau bébé de la famille, un an à peine après que la respiration d'un autre bébé ne soit silencieusement arrêtée, cette petite fille droite et grave m'a regardée sans sourire quand je l'ai saluée. Elle a juste hoché la tête quand je lui ai demandé, comme à chaque enfant de son âge, de me dessiner "un bonhomme ou une bonne femme."
Au lieu d'un personnage unique, c'est deux figures qui ont émergées. Séparées par une table, assises. La première, la plus grande avait des lunettes et des boucles d'oreilles. C'était moi.
En quinze ans, c'était la troisième fois que quelque chose me poussait à sortir du silence que j'observe habituellement devant les dessins. Et je ne savais absolument pas comment dire, sinon que je me trouvais très ressemblante.
Le reste, probablement, s'est joué dans l'infime prolongation du contact de ma main sur sa nuque, quand je l'ai aidée à descendre de la table d'examen.
Rhabillée, elle a bondi vers la porte, pressée de partir, tenant son père par la main. Et puis elle s'est retournée, pour vérifier ce qu'elle savait, que je la suivais du regard.
Elle a levé la main, sans l'agiter, et j'ai fait pareil.

Le métier, parfois, c'est l'exercice de la mélancolie du passant.

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Instants précieux...

Anonyme a dit…

C'est bien sur les bords de ses propres failles – tu parles de trou noir – que se font les rencontres.

Anonyme a dit…

Le métier c'est aussi savoir suivre du regard et agiter la main.

Anonyme a dit…

Euh, tu peux virer mon ce te plait :-)

l'âne Onyme a dit…

Ce silence lourd de compréhension s'appelle je crois la compassion.
Une seule larme dans les yeux, un seul regard, un seul geste et tout est changé.

Marianne a dit…

Instants de grande valeur , si bien décrits , suivre du regard et faire le geste attendu par celui ou celle qui l'attend pour l'avoir vécu , c'est le meilleur des remèdes .

Anonyme a dit…

Elle sait que tu es là, et c'est bien.

Encre a dit…

Que de choses dites sans proférer une seule parole! Le toucher est un langage éminemment, impérieusement, profondément affectif.
Tellement qu'on craint d'y recourir. Parce qu'il y a bien sûr, ceux dont le toucher est un viol. Mais quel dommage, tout de même.

Oeillet vert a dit…

C'est un beau métier que vous faites là. Entre l'enfant et vous, tout était transparent, entendu.

P'tit patapon a dit…

L'infinie grandeur de l'écoute au delà des mots: cette présence à soi qui éveille nos intuitions dans notre relation au monde